Histoires Des Invités

 

La Carotte Nantaise 10

Claude D'Eon

 

CHAPITRE 10: Y A PLUS DE SAISON, MA BONNE DAME!


Ce matin, au réveil, j'avais la gueule de bois. L'alcool et la nuit courte… En plus j'avais été réveillé tôt par le bruit de la circulation: je n'en ai plus l'habitude, depuis que j'habite à la campagne… Je me levai à sept heures pour aller faire verser une larme à mon cyclope, et je réveillais Chloé qui s'était retournée en ronchonnant.

De retour des toilettes, je m'allongeai sur le lit et lui déposai un baiser dans le cou:
- " Je vais te laisser dormir, il faut que j'y aille. Je peux prendre une douche? "
- " Mmm… "
- " Merci. " Je fis mes ablutions et me lavais les dents: j'avais l'impression d'avoir une haleine de cow-boy. J'avais pris mon sac dans la salle de bains pour ne pas la gêner. Une fois vêtu, je repassai embrasser Chloé qui était un peu plus réveillée maintenant. Elle parut surprise:
- " Tu t'en vas? "
- " Ben… Oui, je te l'ai dit… " Apparemment, elle dormait encore pendant notre grande conversation. Elle se levait:
- " Tu as le temps de prendre un café? Je travaille, ce matin. J'ai un autre boulot dans une boulangerie. "
- " Oui, avec plaisir. Tu trouves le temps de dormir, avec toutes tes… activités? " Elle rit:
- " Oui, je dors très peu, et je fais des petites siestes. J'ai toujours fonctionnée comme ça, mais ça me cause des soucis pour avoir une vie sentimentale stable. "
- " Tu m'étonnes… "

Elle me fit un super café, en poudre avec l'eau du chauffe-eau. Un raffinement digne des meilleurs restaurants de la capitale… Enfin, c'était noir et chaud.

Nous étions en tête-à-tête autour de la petite table de la cuisine. Elle me prit la main et me glissa un regard langoureux:
- " J'ai adoré l'amour qu'on a fait cette nuit. Tu étais si doux… C'était si bon… "
- " Moi aussi j'ai adoré. Tu me donnes tellement de plaisir… Pourtant, il ne m'a pas semblé que tu aies vraiment pris ton pied… " Elle sourit de plus belle:
- " Ne crois pas ça. J'ai tout gardé au fond de moi, près de mon coeur. Tu m'as fait chavirer de bonheur… Je me trompe, ou tu avais une autre idée en tête? " Je n'avais pas le souvenir d'avoir été si pressant:
- " Oui, j'avoue que j'avais terriblement envie de te prendre par derrière. J'adore ça, c'est mon péché mignon, mais je ne connais pas tes goûts à ce sujet… "

Elle devint sérieuse:
- " Tu as bien fait de t'abstenir. Je n'ai jamais essayé, et je n'ai pas envie. Je respecte tes choix sexuels, je te remercie de respecter les miens. Merci quand même de ne pas avoir essayé de me… " Elle fit une pause.
- " Je sais que ce n'est pas le moment pour ce genre de conversation, Mais j'ai été abusée quand j'étais petite. Par un oncle. Oh! Rien de spectaculaire, et je suis sûre que lui, ça ne l'a pas marqué. Il avait mis sa main sous ma robe et m'avait caressé mon petit cul, en mettant un doigt dans ma raie… Ça n'a duré que quelques secondes, mais assez pour me suivre toute ma vie. Voilà. Je tenais à ce que tu le saches. "

Je lui embrassai la main. Je ne trouvais rien à dire, sauf:
- " Tu y vas quand, à ta boulangerie? "
- " À huit heures. Le temps de prendre une douche. Tu as le temps de me déposer avant d'aller au boulot? "
- " Sans problème. Je suis mon propre patron. Je travaille dans la finance. " Elle leva un sourcil:
- " Tu m'intéresses. J'ai pas mal d'argent de côté, et j'ai l'impression que mon banquier ne pense qu'à m'entuber. " Je lui fis un sourire en coin:

- " J'ai l'impression que je ne suis pas le seul à le vouloir… Dis-moi combien, sur quelle durée et je te dirai ce que ça te rapporterait. Le seul problème, c'est que tu n'as aucune garantie. Personne ne me connais. Officiellement. Pourtant, je brasse des dizaines de millions de dollars. " Elle parut impressionnée, et méfiante. Il y avait de quoi:
- " J'ai vingt-cinq mille euros. Sur cinq ans. " Je fis un rapide calcul mental:
- " Environ huit pour cent par an. Treize sur dix ans. Compte un pour cent de commission, c'est intéressant. " Elle ne s'emballait pas:
- " Oui, c'est sûr… Très intéressant… Si je revois mon argent. "
- " Je comprends tout à fait ta méfiance, et tu as bien raison. J'essaierai de te faire entrer en contact avec d'autres clients. Il y a déjà mes parents… "

Oui, je ne vous en ai pas encore parlé: Mon père est à la retraite. Ils m'ont fait une confiance aveugle depuis le début -ils ont toujours cru en moi- et maintenant, ils sont à la tête d'une véritable fortune. Ils sont partis vivre en Australie -leur rêve de gosse- avec mon grand frère, à Perth. Ils arrivent à entamer leur capital à grand-peine. C'est aussi grâce à eux que j'ai pu racheter notre maison familiale au prix fort. Les nouveaux propriétaires n'étaient pas spécialement vendeurs…

Chloé prit sa douche et s'habilla rapidement -les mêmes vêtements que la veille, à part un petit haut moulant bien échancré qui laissait voir son décolleté et même son soutien-gorge. Elle avait une hygiène strictement suffisante.

Je la déposai à sa boulangerie: je me souvins d'y être déjà venu, et je crois bien que c'est elle qui m'avait servi… Je lui pris une dizaine de croissants et lui en offrais deux, nous n'avions pas déjeuné, juste ce somptueux jus de chaussette. Je la saluai poliment, elle ne tenait pas à des effusions sur son lieu de travail. Pas celui-là, en tout cas. Nous ne nous sommes rien dit d'autre, pas d'échange de numéros de téléphone, ni d'autres rendez-vous. Juste " A bientôt. " Moi, je savais où la joindre.

Je garai la voiture dans la cour des Müller -des Dédés, c'est plus mignon. Il était huit heures et demie, Denis dormait encore. Je laissais les clés sur le guéridon où il les posait d'habitude, avec les papiers, je griffonnais un coeur avec quelques mots de remerciement et déposais des croissants dans la cuisine. Je m'éclipsai comme j'entendais du bruit à l'étage: il avait dû entendre la voiture, et voulait peut-être encore abuser de mon petit corps, mais j'étais trop fatigué pour en supporter davantage…
Je rentrai enfin. Ouissecasse m'attendait devant la porte, au soleil naissant. Qu'il en profite… De gros nuages noirs, poussés par un vent glacé arrivaient du nord-ouest. Quel été… W disposait d'une chatière automatique pour circuler à sa guise. Il pouvait même aller jusqu'à faire ses besoins dehors, lorsque la fantaisie lui prenait. Il se frotta sur mes jambes en ronronnant bruyamment et je lui fis un petit câlin, mais il attendait surtout ses croquettes. C'est vraiment désintéressé, ces petites bêtes…

Carole n'était pas encore rentrée, rien n'avait bougé depuis mon départ. Je remplissais négligemment la gamelle du fauve et suivais mon petit rituel: répondeur maison, RAS. Répondeur organizer, pas grand-chose: quelques demandes de transfert, à confirmer par e-mail. Mon ordinateur, les confirmations en question. Je vais pouvoir souffler un peu. Je me suis allongé sur le canapé, et vite endormi. Je fus réveillé par Carole qui cria, quelque part dans la maison:
- " Chouette! des croissants! " Elle les avait trouvés sur la table de la cuisine. Une chance que W ne les ait pas vus, il adore ça. Je regardais ma montre: neuf heures vingt. Je me levais rapidement pour ne pas qu'elle me trouve avachi sur le canapé: après toutes ces années, j'ai parfois l'impression d'être encore un gosse qui a peur de se faire surprendre en train de faire des bêtises. Pourtant, j'ai fait pire… Bien pire.
Je la rejoignais dans la cuisine, où elle préparait son excellent café -rien à voir avec celui de Chloé- en chantonnant un air que j'avais entendu la veille, au " Lolitas. " Mon épouse était toujours vêtue de sa robe rouge, mais avait enfilé ses mules. Elle me sauta au cou dès que je passai la porte:
- " Bonjour, mon petit phylloxéra angora! " J'improvisai vite un petit nom:
- " Bonjour à toi, mon petit clitocybe* laqué! Tu as passé une bonne soirée? "
- " Ouais! super! " Je l'embrassai: comme elle m'avait manqué! Je m'en rendais seulement compte. Elle versa deux tasses de café -sans me demander si j'en voulais- et s'assit à la table. Elle plongea sa main dans le sac en papier, en sortit un croissant et le croqua:
- " Mmm! Je les trouve très bons! Ils sont bien dodus et pas trop cuits, comme j'aime. Tu les as achetés où? " Je fis un effort de réflexion intense pour trouver des points de repère. Ce n'est pas un endroit que nous fréquentons souvent:
- " Dans une boulangerie, sur la grand-rue, du côté de la zone piétonnière. C'est pas loin de la pharmacie où tu achètes tes drogues à bestiaux… " Heureusement, elle avait localisé l'échoppe:
- " Ah ouais! Je vois! C'est la boulangerie Malbreil. Ils sont sympas. J'y passe des fois, quand je vais à la pharmacie, d'ailleurs. Le pain y est très bon. "
- " Et la boulangère a de belles miches. " Elle rit:
- " Ah ça! Elle doit faire son quintal. La vendeuse est plus sexy… " Je fis l'innocent:
- " Ah bon? Elle est comment? "
- " Bof! Elle est pas si jolie que ça, mais je sais qu'elle a toujours un super décolleté. Ça fait vendre. Mais je ne crois pas qu'elle te plairait, c'est une brune. Je crois que tu préfères les blondes. "
- " Oh! Les rousses, à la rigueur… Alors, ta soirée? " Apparemment, elle n'avait pas reconnu Chloé:
- " Eh bien, on dirait que j'ai casé Mélanie. Elle est partie avec une jolie jeune fille, un peu chinoise. Elles avaient l'air d'être déjà vachement amoureuses. Pourvu que ça dure. "
- " Et toi, ma sitelle torchepot? Qu'as-tu fait de beau? " Elle fit un geste vague de la main:
- " Oh, moi… J'ai attendu qu'elle trouve une nana, j'ai bu quelques verres - C'est pour ça que je ne suis pas rentrée, j'étais pas en état. J'ai dansé jusqu'à la fermeture, et une gentille fille m'a proposé de m'héberger. " Je lui fis un sourire en coin:
- " Tu penses, une fille comme toi, on va pas la laisser dormir dehors. Vous vous êtes bien amusées, toutes les deux? " Elle me fit un sourire gêné et baissa les yeux. Après tout, elle n'avait aucune raison de me cacher la vérité:
- " Oui… C'était bien. " Elle me renvoya la politesse:
- " Et toi? Tu as passé la nuit où pour que tu me ramènes des croissants de Nemours? " Ah oui… Je n'étais pas bien réveillé. J'avais eu l'intention de lui dire que j'avais passé la nuit chez Denis… Je ne cherchais pas à lui mentir, juste à ménager sa surprise le plus longtemps possible. Il va falloir que je trouve autre chose:
- " J'ai couché avec Denis, et puis on a été boire un verre, entre mecs. On est rentré tard. " Quelque chose chiffonnait Carole. Elle me regardait d'un air suspicieux:
- " C'est bizarre, moi, j'aurais fait l'inverse… D'ailleurs, je l'ai fait. Et puis, il ne doit pas y avoir beaucoup de bars ouverts toute la nuit. La boulangerie doit ouvrir à sept heures, six heures à tout casser… "

J'esquivai la question. J'étais mal parti…
- " En tout cas, je suis vanné. Je suis plutôt du genre marmotte, et des plans comme ça, ça me déglingue. J'irai bien m'écraser la tête dans un cendrier géant. " Le soleil timide qui baignait jusqu'ici la cuisine d'une lueur orangée, disparut subitement. J'en profitai pour parler du temps:
- " Tu as vu ce qui s'amène? J'ai l'impression qu'on va déguster. Dire qu'on est bientôt en juillet… "
- " On est en juillet! c'est le premier, aujourd'hui. Bon, je finis tes délicieux croissants, je me change et je vais voir les bêtes. J'espère ne pas me prendre la sauce. "

Pendant que mon épouse soignait ses bestioles, moi je refaisais un brin de toilette plus poussé -surtout pour tenter de me réveiller- et m'attelai à mon travail. D'habitude, c'est un plaisir, mais là, je n'avais pas le coeur. Mon esprit sautait de Carole à Chloé. Je ne savais pas si je l'aimais, et tout ce chamboulement en quelques jours me donnait le tournis. Diane rentrait aujourd'hui, et j'appréhendais la soirée. Comment ça allait se passer avec Carole?
J'en étais à ces mornes pensées lorsqu'elle déboula en trombe dans la maison, avec ses bottes:
- " Putain de temps de merde! Y a plus de saison! On devrait se balader en slibard, en ce moment! " Elle était trempée, sa grosse veste de daim dégoulinait. Elle se déshabilla et remit ses mules:
- " Je vais faire ma toilette. Tiens, les chèvres recommencent à donner du lait. Elles vont bientôt avoir des petits. "
- " Si je vois une cigogne, je tire dessus. " J'aime bien les chèvres, mais c'est très chiant à traire. Et comme Carole devait s'absenter, devinez qui allait leur peloter les seins… En plus, j'aime pas le lait de chèvre. Et on aura sûrement deux bestiaux supplémentaires… Je lui rappelai le programme de la soirée:
- " Tu te souviens que Denis et Diane nous ont invités ce soir? " Elle se figea sur place:
- " Ah? C'est ce soir? Putain! Pourquoi j'ai dit à ma mère que je venais demain matin?!… Fait chier… "

Elle resta debout dans le couloir, pensive. Je croyais qu'elle allait se décommander, elle était très contrariée. Elle sauta sur le téléphone, sans une explication. J'assistai à son monologue:
- " Allo, maman? … Oui, c'est Caro… Oui, merci, et toi? … Non, rien de grave. Juste que je ne viendrai pas demain… Après-demain… Dimanche, quoi… Ben oui, je sais, ça m'amuse pas non plus, mais j'ai des obligations… Non, il n'y est pour rien… D'ailleurs, il t'embrasse… " J'adressai un doigt d'honneur à Carole qui sourit enfin. " Oui, promis… Cette fois, c'est sûr. À dimanche. Bises à tous les deux! … Ciao! "

Elle raccrocha, en poussant un grand soupir de soulagement:
- " Putain, elle est lourde. Elle peut pas comprendre que sa ferme, c'est pas le centre du monde. "
- " Tu as raison, c'est la gare de perpignan.** " Je l'embrassai tendrement:
- " Tu n'as pas oublié que tu as promis un gâteau à Diane? "
Elle me toisa, les mains sur les hanches:
- " Tu rigoles! C'est le genre de truc que je n'oublie pas. Je me suis creusé la citrouille pendant un moment pour trouver quoi faire… "
- " C'est pas encore Halloween... Et la bougie, tu te la mets où? " Elle n'aimait pas que je l'interrompe pendant ses digressions culinaires:
- " Pauv' con! Ouais, je me demandais quoi faire, et j'ai trouvé: " Je l'interrompais à nouveau:
- " Alors, tu te la mets où? " Elle était vraiment énervée. Je la laissais finir:
- " Arrrh! Tu m'énerves! Je me disais donc que j'allais faire un saint honoré. " Elle me fit cette révélation fièrement. Moi, je n'y connaissais rien:
- " Ah? Il y a du chocolat, là-dedans? " Elle me regarda d'un air consterné:
- " Mais non, triple gland! C'est un gâteau à la crème, comme un gros chou géant, mais creux au milieu. Et puis après tout, tu verras bien. De toute façon, tu aimes toujours ce que je te fais. " Je l'embrassai de nouveau, mais elle restait raide. Elle m'en voulait encore, mais ça devrait lui passer rapidement.

Je retournai à mon clavier, et recommençais à reprendre goût à mon travail. Je fis quelques simulations que j'imprimais sur plusieurs feuillets. C'était pour Chloé. Je fis également des copies d'extrapolations que j'avais faites pour de gros clients, avec les résultats réels. J'arriverai peut-être à la convaincre…

Je fus tiré de mes pensées par la chanson du générique de " l'île aux enfants. " Hiroshi avait besoin de mes services, et il devait guetter l'activation de mon icône sur son écran. C'est toujours à moi qu'il s'adressait pour tester ses modifications. Je ne sais pas pourquoi, je n'étais pas le plus pointu en la matière… De plus, il s'évertuait à vouloir me parler en français: il prenait des cours, et je le soupçonnais de vouloir séduire Carole… Il était dix huit heures chez lui: enfin quelqu'un qui travaille à des heures décentes:
- " Moshi-moshi***, Gorgonzola! " Une voix furieuse, qui me fit penser à Toshiro Mifune dans " les sept samouraïs " me répondit:
- " Godzilla! Stupide tu es! " En fait de bestiole verte, sa réponse m'évoquait plus Maître Yoda -de " la guerre des étoiles ", encore- qu'un dinosaure.

Il continua, assez remonté:
- " J'ai demandé! Gorgonzola, fromage! Tu moques moi! " Ça faisait un moment que je l'appelais comme ça. Il ne comprenait pas la plaisanterie, le pauvre… Je lui fis mes excuses:
- " Désolé, c'était de l'humour. Qu'est-ce qui t'amènes? " Gros silence, puis:
- " Comment dites-vous? " Il devait lire un manuel de traduction multilingue pour touriste. Avec Carole, c'était pas gagné. Je lui avais passé mon épouse, une fois, par curiosité, et la petite vicieuse lui a parlé en patois de son pays. Il riait beaucoup. Il ne comprenait rien, bien sûr, mais elle le berçait d'une voix chaude et langoureuse en lui racontant une histoire bien salace, un héritage de la famille. Je reformulai ma question:
- " Toi… Vouloir… Quoi? " Ça, il comprenait. Heureusement, on parlait anglais pour le boulot.
- " Le photographe de Carole… Bien! Encore? "
- " Non! Plus! Fini! Bientôt encore! " Il rit. Je suis sûr qu'il tapissait sa petite chambre d'étudiant attardé avec les photos de Carole. Ou alors il faisait fortune en les exhibant… Dieu merci, il passa à l'anglais. J'en avais ma claque de parler en morse. Il voulait juste me dire qu'il avait relevé un bug dans la feuille de calcul de simulation. Rien de gênant, juste que le mois de février avait trente et un jours. Beaucoup de patrons en rêvent, mais ça fait trop. Il me demandait s'il devait m'envoyer un correctif ou juste me donner la ligne à modifier. Bref, une broutille. Je modifiais la ligne en question, et continuai mon travail.

Carole chantonnait dans la cuisine. J'ai voulu prendre l'air pour faire une pause, mais je n'ai sorti que mon nez: quel temps de chien! Je repassai voir mon épouse enfarinée: elle me sourit, pas rancunière, et je l'embrassai dans le cou, elle adore ça.

Je préparai le feu dans la grande cheminée de la cuisine et l'allumai, il ne faisait pas quinze degrés dehors. Carole frottait ses pieds l'un contre l'autre, signe qu'elle avait froid. Je m'éclipsai quelques minutes et revins avec ses splendides pantoufles à griffes. Je m'agenouillai sans un mot derrière elle et les lui enfilai, elle en fut agréablement surprise:
- " Comme tu es mignon! C'est vraiment une délicate attention! " Elle se laissa embrasser le cou et caresser les seins de bonne grâce. Je justifiais ma bonne action:
- " J'aime pas sucer des pieds glacés. "

Je retournai à mon boulot, après avoir rangé les mules de Madame. À peine assis, W s'enroula sur mes genoux en ronronnant, signe -s'il en fallait un- qu'il faisait très froid pour la saison.

Carole m'appela pour le repas. Contrairement à son habitude, je ne vis ni entendis parler de son gâteau. Elle ne devait pas l'avoir fini… Nous étions attablés devant la cheminée, ce qui était très agréable. Mais quand même, le premier juillet… Pour une fois, nous mangions en silence. Pas par indifférence ou routine, mais nous étions perdus chacun de notre côté dans des pensées… Extraconjugales. Nous nous caressions les mains en souriant, et il nous tardait d'aller faire une sieste.

Carole fit la vaisselle pendant que je débarrassai la table et m'occupais du feu. Je l'entraînai dans le lit sans un mot, où nous avons fait l'amour passionnément, en silence. Elle me chevauchait sauvagement, les dents serrées, me fixant de ses yeux fiévreux. Elle soufflait très fort, les narines dilatées. J'avais l'impression qu'elle voulait me faire comprendre que je lui avais beaucoup manqué cette nuit, comme moi je pensais à elle dans les bras de Chloé. Elle frottait ses gros seins sur ma poitrine nue, et je sentais ses tétons durcis agacer les miens. Curieusement, elle jouit en silence, comme Chloé. Elle étouffa de petits gloussements, et je sentis son vagin m'enserrer par spasmes. Était-ce pour se punir de m'avoir " trompé ", ou était-ce une technique apprise par Aïcha? Elle continua de bouger comme si de rien n'était, Et je jouis à mon tour. De la même façon. Ça me coûtait beaucoup de ne pas l'honorer de mes cris…

Elle avait les larmes aux yeux:
- " Ça va pas, ma chérie? " Elle ravala sa salive et me fixa, presque en pleurs:
- " Oh si… Oh si, ça va très bien… Si tu savais comme je t'aime…Tu le sais que je t'aime? " Je tentais une pointe d'humour, bien malvenue:
- " Heu… Oui, je crois… " Elle me décocha une violente claque sur le torse et me cria presque:
- " Petit con !… Je t'aime!!! "
- " Moi aussi, je t'aime. À la folie, pour ne rien te cacher. Ne crains rien. Je suis là. " Nous nous sommes endormis, l'un sur l'autre, bercés par le ronron de Ouissecasse qui se léchait les fesses au pied du lit.

Je me suis réveillé à cinq heures. C'est le clocher du village qui m'a tiré de mon sommeil cotonneux, à vrai dire. Carole dormait à côté de moi, sur le ventre, à moitié enroulée dans les draps, W lové au creux de ses reins, toujours aussi superbe... Je l'éveillais d'un baiser:
- " Debout, grosse loche… " Elle ouvrit un oeil, me sourit et regarda autour d'elle. Elle semblait perdue:
- " Hein? Il est quelle heure? " Elle clignait des yeux comme une chouette effrayée. Pour une fois, j'étais plus réveillé qu'elle… Je paraphrasais la chanson de Dutronc:
- " Il est cinq heures… Mamie s'éveille… " Elle se leva d'un bond, sans égards pour le chat. Là, elle m'avait pris de court:
- " Putain! Qu'est-ce qu'on a roupillé! Au moins trois heures… Je suis complètement déphasée. " C'est vrai que j'avais du mal à réaliser qu'on était l'après-midi. En plus, il faisait tellement noir… Carole nous refit du café. Idée géniale.

Elle mit la dernière main à son gâteau et me convia à son plébiscite. En effet, il était superbe, avec plusieurs petits choux tout autour, de la crème chantilly et pâtissière, du sucre glace, du caramel… Je produisis mon meilleur compliment:
- " Qu'il est joli! On dirait une couronne mortuaire sous la neige… " Elle poussa un gros soupir et me fit sur un ton morne et désabusé:
- " Merci… Ça me fait chaud au coeur… " Je lui sautais au cou et la fixais dans les yeux:
- " Il est superbe. Vraiment. Tu es une reine… Dans tous les domaines. " Elle me sourit tristement:
- " La prochaine fois, essaye de me faire un compliment. Un vrai. Pas une de tes blagues à la con. " Je baissais les yeux, honteux:
- " Oui, ma chérie. Je t'aime. Pardon. " Elle m'excusa et m'embrassa tendrement:
- " Petit galopin… Allez, retourne jouer! " Je préparais mes vêtements pour la soirée, bien que je ne savais pas du tout ce que ma maîtresse me réservait. J'avoue que je l'avais un peu oubliée. C'est indigne de ma part. Je caressais machinalement ma bague, et je décidais de l'appeler.

Le téléphone sonna à l'autre bout de la ligne, et une voix féminine et agacée me répondit:
- " Oui? "
- " Diane? C'est Luc! Ça va pas? " Elle soupira, je n'aurais pas pu dire si c'était de l'exaspération ou du soulagement:
- " M'en parle pas! C'est la panique depuis hier… Je n'arrête pas de déménager. D'ailleurs, je t'ai ramené plein de surprises… Par contre, Je crois qu'on va être un peu à la bourre ce soir. Si tu veux, on peut remettre notre invitation à un autre jour… " Je criai, plein de dépit:
- " Non! On viendra plus tard, c'est tout. Carole doit partir chez ses parents… Ça nous reporterait trop loin. Par contre, je ne sais pas ce que tu as prévu pour ce soir, Mais je suis en train de jouer un tour à Carole. Si tu pouvais ne pas faire d'allusion à Alicia, ni à mon travestissement… " Elle rit:
- " Oui, Denis m'en a parlé… Tu ne perds pas de temps, dis donc… Quoi?… Denis me fait dire qu'il te remercie pour les croissants, et le petit mot. Il était très touché. Il t'a bien fait l'amour, au moins? " Elle me posa la question d'une voix coquine:
- " Il m'a prise sur le canapé. Il voulait que je me soumette à sa volonté. J'ai obéi. J'ai beaucoup aimé. " Elle n'était pas très convaincue:
- " Mouais. Je vois ce que tu veux dire. Il essaie de me faire le coup, moi aussi… Bon, on a encore pas mal de boulot. Huit heures, c'est pas trop tard? "
- " Non… Et même, si vous n'êtes pas prêts, n'hésitez pas à nous appeler: on a horreur d'être dans les pattes des gens, on n'aime pas gêner. Bisous! "

Bon. J'avais plus de deux heures à tuer, pas question d'aller perturber Carole dans sa cuisine, il y a danger de mort. Elle était toujours en train de préparer quelque chose. Pourtant, on ne mangeait pas là ce soir…

Je n'avais pas le coeur à jouer, je me rabattais sur les photos de Carole. J'en avais encore une dizaine à retoucher: une série de portraits, rien qui puisse intéresser mes pervers amis, et j'avais pensé à en offrir un à ses parents. J'avais réussi un cliché superbe: je ne cherche pas à me jeter des fleurs, je pense plutôt au modèle: Carole avait l'air pénétrée -sans jeux de mots- la tête inclinée sur le côté, une expression de douce lassitude rehaussée par un petit sourire triste. Elle avait une fleur dans ses cheveux libres, et à la vue de la naissance de ses seins, on pouvait en déduire qu'elle était nue. On aurait dit une madone. Qui aurait pu dire, que quelques secondes avant que je n'appuie sur le déclencheur, elle me disait:
- " Putain, magne…J'ai une de ces envies de pisser… " Je crois avoir percé le secret du sourire énigmatique de la Joconde: elle faisait de la rétention urinaire.

Je n'avais pas besoin de la retoucher, elle. Juste l'image elle-même, et quelques détails à l'arrière-plan qui attiraient l'oeil. Après au moins une heure de peaufinage maniaque, je tirai une épreuve de contrôle puis une finale, au format A3, sur papier texturé. Je l'encadrai -j'ai toujours un assortiment de cadres d'avance- l'emballai avec art et collai une petite carte sympathique dont la destinataire était friande:
- " Pour tes quatre vingt douze ans, chère Ghislaine. De la part de ta fille Caro et de son crétin de parigot de mari. " Carole l'emporterait avec elle.

L'heure approchait: je protégeai le feu de la cheminée, au grand désespoir de W qui commençait à rissoler devant. La chaleur passait quand même à travers le pare-étincelles… Je me préparais, et rejoignais mon épouse qui mettait la dernière main à sa tenue. Nous n'en avions pas parlé, et j'eus terriblement envie d'elle. Elle était penchée, en train de fixer ses bas noirs à ses jarretelles. Elle avait passé une longue robe du soir, noire, ouverte jusqu'en haut de la cuisse, très décolletée. En admirant sa poitrine, je reconnus sa guêpière noire dont je devinais le haut des bonnets. Ça ne se fait pas, d'exhiber sa lingerie comme ça… Pour le reste, elle était coiffée et maquillée comme lors de la venue de Diane et de Denis.

C'était l'heure. Je la dévorais des yeux: elle allait encore faire des ravages…


À suivre dans " La carotte Nantaise 11: Dessous de table. "

* Rien de sexuel, c'est un champignon.

** D'après Salvator Dali. Ça n'engage que lui.

*** Allo, en japonais.

ŠLE CERCLE BDSM 2008