Histoires Des Invités
Le Journal de Jason, Chapître 2
Par Eïnar Pórshöfn
Deux femmes nues
Juste à ce moment, j’entends le cliquetis d’un couteau frappant sur une bouteille. Un silence s’installe. Bakitah prend la parole : « Chers amis, Babeth et moi sommes très heureuses de vous recevoir ici dans ce Club nautique de Joncquières pour célébrer nos « noces de coton », le premier anniversaire de notre mariage. Si « noces de coton » il y a, ce n’est pas pour vous faire dormir dans la ouate. Au programme, comme vous le savez, avant le lunch et les danses, nous vous invitons à venir admirer, dans la salle de sport qui jouxte ce salon, une démonstration de Shibari par maître Tsuno Deshimaru. Beaucoup d’entre vous le connaissent et ont pu apprécier son art, certains ont même bénéficié de son enseignement. Nous le remercions vivement pour sa présence et de son amitié ». Les applaudissements claquent. Quelqu’un ouvre la porte et le flot des invités coulent lentement dans la salle de sport.
Plusieurs crochets pendent aux poutres métalliques. Sur le sol, des cordes, beaucoup de cordes, de trois couleurs, bleue nuit, jaune fluo, et rouge, sans compter un paquet de cordes couleur fillasse. Une légère musique se fait entendre, légèrement syncopée, qui permet d’occuper le silence par une sorte d’ambiance recueillie. Les invités sont assis sur des chaises disposées en fer à cheval. Sans un mot, Euphémie et Joséphine, se penchant légèrement en avant, remontent discrètement leur jupe à l’aide de leur avant-bras, et vont chercher leur bas-ventre, en retire le string qu’elles abandonnent négligemment sur le sol. Nul ne semble choqué par ce strip-tease qui commence fort. Puis c’est le tour des chemisiers. Joséphine se rapproche alors d’Euphémie, se place derrière elle, de ses bras lui entoure la poitrine et empaume les deux seins pendant qu’avec les dents, elle décroche le soutien gorges. Deux mamelons en forme de pamplemousse se libèrent pendant que Joséphine complète son ouvrage en dégrafant la jupe d’Euphémie. Les rôles étant maintenant inversés, Euphémie rend à Joséphine les mêmes services, mettant au jour les seins de Joséphine, seins en forme de jolies petites poires, assortis à son profil altier. Tout ce déshabillage est marqué par une sorte de dignité, produite sans doute par le tempo calqué sur celui de la musique, et qui s’apparente au rythme d’un rituel.
Pendant ce temps, Maître Tsuno Deshimaru a préparé ses cordes. Sans qu’il ait besoin d’une parole, Joséphine se présente, se laisse lier les avant-bras derrière le dos, puis par une corde rouge, la poitrine et le dos. La corde bleue lui sert à maintenir la jambe gauche écartée. Cette même corde relie Joséphine à Euphémie que le Maître attache, les bras tendus en avant. Par une habile manœuvre des poulies, Tsuno Deshimaru fait monter dans les airs les deux femmes, à la manière de ces lustres qui éclairaient jadis la nef des cathédrales. Les deux femmes sont maintenant solidaires, leurs corps maintenus à distance par la seule vertu des bras et des jambes fixés par les cordes jaune fluo. Comme un énorme lampadaire pendu au plafond d’un salon du XVIII° siècle, les deux femmes, immobilisées, attendent patiemment que le Maître ait parachevé son ouvrage.
Soudain, une sorte de miracle se révèle à moi. Les cordes m’apparaissent comme ce qu’elles doivent être dans l’art du Shibari : non pas le moyen utilitaire de joindre deux pièces de chair et d’os, mais l’expression d’une harmonie des êtres et du cosmos. Je ne peux m’empêcher de songer à ces philosophes taoïstes dont toute la vie passe dans la recherche d’une conjonction entre la structure de la nature et celle des corps sensibles. L’harmonie des corps conditionne l’harmonie de l’environnement naturel. Les deux femmes sont désormais enlacées dans des liens qu’elles n’ont pas choisis, mais qu’elles ont acceptés dans la fidélité à un art mené par un maître qui a toute leur confiance. Ces liens sont le symbole de cette relation des corps où l’unité se découvre dans le respect absolu du génie de chaque être. Je comprends pourquoi Joséphine n’a pas besoin d’un amant, ni d’un mari. Sa relation subtile avec Euphémie lui suffit.
Œuvre de l’esprit, me dis-je, que cette démonstration de Shibari nourrie d’une sensibilité exacerbée. Tout-à-coup, alors que mon esprit fasciné flotte autour de ce lustre magique, la sensation de mon propre corps se dilate aux dimensions de cette salle de sport éclairée par cet étonnant lampadaire. Je me sens physiquement investi par cet univers que mon intelligence croyait sans mystère, mais que je regardais sans le voir vraiment. « Jason, qu’est-ce qui t’arrive » pensai-je. Est-ce l’effet de cette musique ? Est-ce l’odeur de lessive de cette salle de sport ? Est-ce la conséquence sur ma tête un peu lourde du Martini Rossi ingurgité quelques minutes auparavant ? Non, ce n’est pas ça. Car, en dépit du demi-sommeil qui me hante, je suis lucide, d’une lucidité encore inédite. Conviction d’exister, forte impression physique, et cependant libre comme l’air. Sorte de lumière intérieure. Ces deux femmes liées et pendues, tous ces gens, la structure métallique elle-même, tout cela s’installe dans mon corps… Étrange sensation. Ce n’est pas un sentiment de plénitude. Non… mais plutôt la tension d’une attente intense, comme insiste l’amour. Aucune inquiétude. L’attente est paisible. Mais attendre quoi ? Je ne me pose pas la question. Bientôt cet étrange lampadaire, avec tout ce qui l’entoure, se retirent de mon corps –ou bien il sombre au fond de l’océan de ma conscience, je ne sais pas.
En revanche, ce que je sais avec certitude, c’est qu’une telle expérience d’une sensibilité exacerbée ne se renouvellera pas, sensation pure qui ne doit rien à l’effort, qu’aucun exercice ne précède, qu’aucune privation alimentaire, qu’aucun champignon hallucinogène, qu’aucune drogue ne fait naître, sensation nimbée de clarté, qui s’est installée en moi sans avoir été invitée, et qui est repartie comme elle est venue, sans laisser d’adresse. Cependant -ma mémoire ne me trompe pas- cette expérience est celle d’une attente gravée dans mon corps. Mémoire kinesthésique, dirait les gens savants en parlant de la mémoire du corps. Mais en existe-t-il une autre ?
La musique s’arrête, les invités exultent, applaudissement, brouhaha. Je reste songeur, mesurant l’erreur qui fut la mienne lorsque, deux années auparavant, voyant la brutalité de Maître Deshimaru envers ses esclaves, je l’imaginais en Docteur Jeckyl et Mister Hyde : le jour gentil instructeur de l’art des cordes et des nœuds à la japonaise, la nuit, sadique pervers dans son dojo. Certes, le Maître m’avait souvent expliqué sa manière de faire et de penser ; il m’avait répété que son rapport au monde était unifié, quel que soit les manifestations divergentes que j’en apercevais. Mais je n’avais pas encore intériorisé le fait que la philosophie du Maître fait du Shibari un entraînement à la fois technique, éthique et esthétique, et ne rabaisse pas l’art des cordes et des nœuds à quelques tortures sadomasochistes. La raison en est qu’il vise justement ce que Joséphine était venue chercher chez ce Maître exigeant : se libérer de sa volonté propre. Tsuno Deshimaru visait la soumission pure que j’avais pu deviner sous la posture d’Euphémie. Quoi de plus opposé au spectacle que j’attends maintenant, le « combat de fouets » entre deux amoureuses.
Babeth s’adresse aux invités : « Nous vous demandons quelques minutes de patience pour mettre en place la suite du programme. » Discrètement Maître Tsuno Deshimaru quitte la salle. Je ne sais ce qui me retient de le suivre. « Je fais ce que je ne voudrais pas faire » disait l’apôtre, alors même qu’aucune contrainte extérieure ne s’impose.
La suite: le Journal De Jason Chapître 3
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