Histoires Des Invités
Le Journal de Jason, Chapître 6
Par Eïnar Pórshöfn
Le diable pervers
Revenant du dojo de Maître Taïsen Deshimaru, je ne peux oublier ces deux filles pendues par les seins, réveillant mon sadisme profond qui bouillonne en moi. Il me faut un exutoire. S’impose à mon esprit la compagne Gaëlle de mon ami Karim. L’an passé, lors d’un repas avec Karim et moi, Gaëlle ne voulait rien connaître du donjon de son amant ; cinq mois plus tard, elle s’y présentait en esclave. Cette conversion au BDSM m’échauffe la bile. Karim pourrait peut-être me prêter Gaëlle ? Mais non ! Plus je réfléchis, plus il me semble que l’hypothèse ne tient pas. Karim est un jaloux, fier de ses possessions, il ne voudra jamais. Mon désir alors s’accroît. Me soumettre Gaëlle est du coup un défi impérieux ; mais elle est intelligente, il me faut procéder par ruse, faire comme si je ne voulais rien d’elle.
Et d’abord, comment organiser une rencontre hors de la présence de Karim ? Plusieurs semaines s’écoulent sans que l’occasion se présente. Je compte sur la chance ; mais elle n’est pas de mon bord. Je me risque alors à téléphoner aux jours et heures où je sais Karim à son bureau, tout en préparant une phrase pour le cas où, sait-on jamais, Karim décrocherait l’appareil. Après plusieurs tentatives où le téléphone sonne dans le vide, voix féminine, c’est gagné ! Je n’ai pas besoin de sortir ma phrase prétexte. « Allo Gaëlle, ici Jason. » - « Ah, bonjour Jason, comment ça va ? Vous voulez parler à Karim ? Il est absent ces deux jours, pour son travail. » - « Euh… À vrai dire, ce n’est pas lui que je désire… euh…, puis, me jetant à l’eau : je voudrais surtout prolonger, entre vous et moi, notre dernière conversation, rue des Saules, avec Karim ; pour une sorte d’interview en quelque sorte. Vous m’avez interloqué, et je voudrais mieux vous comprendre. Depuis lors, je repense à cette conversation. Je voudrais en avoir le cœur net… Que vous puissiez m’expliquer calmement votre point de vue, sans que la statue du Commandeur Karim ne projette une ombre sur nos échanges. » - « Et alors … ? » - « Si vous pensez la chose possible, accepteriez-vous une sorte d’interview, par exemple dans une brasserie ou un restaurant près de chez vous … » Gaëlle me surprend : « Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner ce soir à la maison, 3 rue du Poteau à Créteil, si vous êtes libre… Karim n’y sera pas. » Le côté ambigu de la proposition me tente. Mieux, je suis fasciné comme le lapin face au serpent. Serait-ce un piège ? J’accepte !
Gaëlle semble reposée, moins tendue. Les cernes sous ses yeux ont disparu. Après les civilités d’usage, elle me propose : « Jason, accepteriez-vous que nous nous tutoyions ? Je trouve le vouvoiement bien protocolaire entre nous. » J’envisage avec joie les dérapages possibles. Karim est absent pour la nuit ; Gaëlle a peut-être envie de varier son plaisir, ce qui rentre dans mon plan. Je fais semblant d’hésiter, j’acquiesce : « Bien volontiers ». Après le Martini Rossi servi en guise d’apéritif avec des noix de cajou, j’engage les propos en direction du sujet qui m’intéresse : « Gaëlle, tu m’as dit l’autre jour que mon sadisme ne valait rien. J’ai même cru comprendre que les valeurs évoquées, respect des autres et de soi-même, tolérance mutuelle, liberté absolue de conscience, allaient de pair avec mon sadisme. Là, je suis au fond du lac et les pieds dans la vase. Je n’imagine pas de règles sociales qui soient moins universelles que celles-là qui sont contraire au sadisme. J’avoue que je ne comprends pas. »
- « Jason, tu prêches le respect, mais tu en ignores la condition, qui ne se cache pas dans les mots, mais dans une pratique douloureuse, et que les philosophes nomment d’un mot pédant, l’altérité. L’autre, moi par rapport à toi, toi par rapport à moi, est quelqu’un qui t’échappera toujours, même si tu crois parfaitement le connaître et le maîtriser. Les mots dominateurs et soumises ne disent pas grand’chose. Si altérité il y a, elle provoque en toi une sorte d’altération, un manque vivement ressenti. Ce qui est toujours douloureux. C’est ça le réel, y compris pour le maître, qui ne sait jamais comment l’esclave interprète le sort que tu lui réserves. Or, au lieu d’affronter cette réalité au contact de l’autre qui t’échappe toujours, tu te consoles par des mots et par les violences qui tu infliges à tes partenaires. Mais tu montres ainsi ta faiblesse ! »
- « Non, ce n’est pas que des mots, c’est exigeant. » - « Tu t’illusionnes, Jason. Tu projettes sur ton esclave tes propres idées. Pire encore, tu prétends savoir ce qui lui fera ressentir son état d’esclave. » - « Lorsque j’entends hurler une esclave pour que j’arrête de la tourmenter, je n’ai pas beaucoup d’effort à faire pour savoir qu’elle est esclave ! » Ignorant ma remarque, Gaëlle poursuit : « Comme disait mon institutrice et comme peut sans mentir le répéter le maître à son esclave ‘ta liberté s’arrête là où commence la mienne’ (cette formule est une tautologie sans portée). En réalité, le seul véritable critère pour le sadique que tu es comme pour l’esclave que je suis, c’est que ‘ma liberté commence avec la tienne’. C’est si tu me laisses agir librement –c’est à dire en respectant mon désir de soumise- que tu es vraiment libre, que tu n’auras plus peur de moi. Oui, toi Jason, tu as peur de moi. Tu veux me soumettre et tu crains que je ne me laisse pas faire. » Je saisi la balle au bon : « Et qui te dis que mon plus grand désir n’est pas de te soumettre à ma volonté. Tu t’es volontairement soumise à ton amant Karim, mais c’est toi qui l’as voulu et continus à le vouloir. T’obliger à te soumettre à ma volonté, une volonté qui ne tient pas compte de la tienne, n’est-ce pas ce qui correspondrait le mieux à ton désir profond ? »
Avant, elle prétendait ne pas vouloir mettre les pieds dans un donjon, au nom du respect de soi-même ; maintenant elle y va, peut-être pas volontiers, mais, du moins, sans qu’on l’y force. Elle prétendait qu’aimer, ce n’était pas laisser l’autre se dégrader en cédant à sa passion sadique. N’est-ce pas pourtant ce qu’elle fait en se livrant aux mains de Karim ?
Interrompant ces pensées que je roule dans ma tête, Gaëlle me répond là où je ne l’attendais pas. « Qui suis-je, moi, Gaëlle, pour décider si Karim veut m’humilier, ou s’il veut simplement me révéler à moi-même un côté obscur de ma personnalité ? Et toi, même si tu veux m’humilier-ce dont je ne puis juger- qui te dit que tu arriveras à tes fins ? Car l’humiliation, c’est toi qui la vois en moi. Comme le blasphème, l’humiliation n’existe que pour celle qui la subie, et non pas pour celui qui la provoque. Ici encore, tu projettes sur moi ta propre interprétation. » - « Je prends ce risque » - « Prends ce risque autant que tu le voudras »
L’argument de Gaëlle sent la sophistique, mais je n’arrive pas à mettre au jour l’erreur de logique. Elle conclut : « Lorsque tu prétends m’humilier, tu m’imposes une vision des choses qui n’est pas la mienne. » Là, je cale ; c’est trop fort pour moi. Après avoir avalé une gorgée de Martini, je balbutie : « Suis-je donc aussi étranger que cela à ton univers ? » Devant la faille que je montre sans fard, Gaëlle se trouble, rougit reste bouche bée. Puis, finalement, sans un mot, tend le bras par-dessus la table qui nous sépare, pose sa main sur la mienne… Une minute s’écoule, sans un mot. Ses yeux brillent. Je me penche par-dessus la table ; elle fait de même, nos lèvres se touchent. Laissant le repas en désordre. Nous nous retrouvons au lit. Comme quoi les corps sont plus forts que la dialectique.
Nous ne dormons pas beaucoup cette nuit-là, ni l’un ni l’autre. Comme de tendres amants, nous puisons dans l’arrière-fond de nos désirs la vigueur de nos jeunes années. Au matin, tout en m’étirant à côté de Gaëlle qui vient d’ouvrir les yeux, je constate : « La fidèle compagne de Karim mériterait une punition pour sa trahison. » - « C’est mon problème et celui de Karim, pas le tien. » - « Vas-tu lui avouer cette nuit de plaisir prise en son absence chez lui, dans son propre lit ? » Je sens que ce ne serait qu’une manière de déléguer à Karim mon désir de sadisme envers Gaëlle - « Je ne sais pas, répondit-elle. » Allongeant son bras vers mon sexe, elle le prend dans sa main en disant. « Je n’ai pas fini mon repas, hier soir ; j’ai encore faim. Laisse-toi faire. » Gaëlle penche son visage sur mon phallus, l’embouche profondément, travaille la hampe avec adresse, jusqu’au moment où j’explose dans sa bouche. Elle avale le sperme, puis suce le gland. Après ce repas d’un goût douteux, elle se redresse et quitte la chambre à coucher. J’entends des bruits de cuisine. Quelques minutes plus tard. Gaëlle revient : « Le petit déjeuner est prêt. »
Au moment de la quitter, sur le pas de la porte, Gaëlle me donne cette précision : « Jason, je te remercie pour cette nuit magnifique. J’en suis si heureuse que je crois pouvoir en parler à Karim lorsqu’il rentrera. Je m’attends de sa part à une apocalypse. Mais j’assume cette fin du monde que je suis incapable de prévoir. Ne pense pas cependant que ma relation avec Karim en soit modifiée. Je suis financièrement indépendante, libre intérieurement, moralement solide. Tant que Karim ne me mettra pas dehors, je resterai avec lui, même si sa perversité vaut amplement la tienne, même s’il me traite en ordure sexuelle. Mais tu n’auras jamais aucun moyen de te prouver que je suis ton esclave, même par ton ami Karim interposé ; pas plus que Karim ne peut prouver que je suis le sien, même s’il le pense. Quelle que soit la violence que lui et toi vous exercerez contre moi, vous ne m’empêcherez jamais de vivre cette violence comme étant l’expression de ma vraie vie. Vie et violence ne sont-elles pas issues de la même racine ? » Vraiment, me dis-je, Gaëlle est une femme qui a oubliée d’être bête.
La suite: le Journal De Jason Chapître 7
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