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Histoires Des Invités

Le Journal de Jason, Chapître 8

Par Eïnar Pórshöfn

 

Transaction sordide:

Je revins chez moi bouleversé. Je tournais dans ma tête cette affreuse séance où mon ami Karim avait obligé son esclave Gaëlle à se nourrir de sperme. Et cela pour la punir d’avoir passé la nuit avec moi et de la fellation qu’elle m’avait offerte. Non, ce genre d’atrocité devait s’arrêter.

En fait, mon vice se cachait sous le manteau de la vertu : je voulais sauver Gaëlle des griffes atroces de mon ami Karim. Mais, pour cela, je ne voyais qu’un moyen : l’acheter. Je me mentais donc à moi-même. Gaëlle m’attirait par un je-ne-sais-quoi. Son corps plus musclé, peut-être, ou encore sa chevelure d’un blond qui tirait sur le roux… Tout simplement, elle me faisait penser à une statue grecque, sorte de Vénus callipyge aux fesses galbées merveilleusement, à la cambrure des reins sculptée à la perfection. Mais, inutile de mentir. Sa soumission parfaite, voilà la vraie raison. Je la voulais dans mon lit, acceptant tous mes fantasmes. Durant toute la séance passée où elle avait avalé le sperme des amis de Karim, elle n’avait cessé de provoquer dans mon bas-ventre cette petite protubérance qui manifeste un désir sexuel certain. Au fond, l’autre soir, je n’avais pas eu le courage d’ajouter mon nom à la liste des mâles en rut. Et je le regrettais.

Mon désir de sadique frustré me fit commettre l’irréparable –du moins je l’ai pensé durant de longues semaines. Prétextant un anniversaire, j’invite Karim et son esclave Gaëlle. Jouant les grands seigneurs, Karim se présente chez moi tenant en laisse Gaëlle, nue sous une cape de soie qui ne cache pas grand-chose. « Je te la prête pour la soirée, me dit Karim, tu peux lui demander ce que tu veux, accomplir tes fantasmes les plus pervers ; elle t’obéira comme à moi. Mais la condition, c’est que tout ce qu’elle fera, elle le fera en ma présence. » Gaëlle ne dit pas un mot. Sa tête s’incline légèrement en signe d’acquiescement.

« Je n’ai pas l’intention de prolonger ton sadisme, mon cher Karim. Je vous ai invités tous les deux pour une soirée conviviale, entre amis. Au programme je n’ai inscrit que l’apéritif, le repas et le digestif, sans la moindre faille qui laisse gicler la moindre perversité. Soirée bourgeoise, donc ! » La soirée se déroule comme annoncée. Au moment du pousse café je m’adresse à Karim, lui lançant à brule-pourpoint, à forte et intelligible voix de manière à bien de faire entendre de Gaëlle. (En fait, je faisais semblant de m’adresser à Karim, mais je visais Gaëlle.) Sur un ton solennel accentué par le vouvoiement, je l’interpelle : « Maître Karim, pourriez-vos me vendre votre esclave Gaëlle ? » - « Pardon ; qu’as-tu dit, te rendre Gaëlle ? » Je précisais, avec une pointe d’assurance un peu forcée : « Non pas me rendre, mais me vendre. Je désire acheter Gaëlle » - « Elle n’est pas à vendre… D’ailleurs, je n’en suis pas propriétaire, je n’en suis que le maître… du moins, tant qu’elle le voudra. Elle est libre de me quitter quand elle veut. » - « Certes, répondis-je, elle n’est pas à vendre ; Je ne peux donc pas te l’acheter. Mais, puisqu’elle est libre de te quitter, je désire quand-même la payer le prix qu’elle me demandera pour l’obtenir, comme on prend livraison d’une marchandise après l’avoir payée au producteur. N’est-ce pas dans la logique de ce qu’elle vient chercher en se livrant à toi comme esclave ? »

Me tournant vers Gaëlle : « Ne cherches-tu pas auprès de Karim l’expérience fantastique d’une soumission parfaite ? » - « Oui, murmura-t-elle, comprenant peut-être l’enchainement logique de ma proposition. » - « En matière de perfection, la soumission ne saurait être parfaite si c’est toi qui choisis ton maître, surtout un maître qui a le profil de Karim qui n’ira jamais trop loin puisque vous êtes convenus du mot ‘stop’ qui peut arrêter tout. »

Un silence gêné suivit ces paroles. Rompant le silence, j’ajoutais : « Même si ce que tu subis sous le fouet de Karim entraine des douleurs insupportables, elles sont limitées, contrôlées. Et surtout, tu ne feras jamais avec lui l’expérience que je te propose de faire sous ma férule, si du moins tu deviens l’objet que j’ai acquis en le payant le prix que tu me demanderas. » Après avoir, d’un regard vers Karim, l’autorisation de parler, Gaëlle me pose une question prononcée d’une voix sourde : « Quelle expérience peux-tu m’offrir que je ne peux pas demander à Karim, mon Maître actuel ? » J’expliquais alors, d’une manière un peu trop intellectuelle à mon goût, –mais je n’arrivais pas à traduire cela en images évocatrices,- que l’expérience de la douleur physique a ses limites ; que, avec moi, elle affronterait et dompterait une autre souffrance, l’angoisse de l’inconnu arbitraire, la terreur d’une incertitude radicale, en un mot l’abandon absolu de la marchandise entre les mains de son acheteur qui, comme tout propriétaire, a le droit « d’user et d’abuser » selon les termes mêmes du Code Napoléon. Karim m’interrompt avec une fermeté que je ne lui connaissais guère : « Ce n’est pas simplement à l’angoisse que tu veux la confronter. Tu l’humilie déjà ici même, dans ta propre maison. N’insiste pas. » Aussitôt après, mes deux convives prennent congé de moi, me laissant tout penaud.

Durant plusieurs semaines, je ruminais ma déconvenue ; je me traitais de stupide, inconscient des effets de mes paroles ; j’avais tout fait rater par manque de diplomatie. Mon Whisky préféré, le Glenfiddish , n’arrivait pas à me calmer. Je dormais mal. Mais, cinq semaines plus tard, je ne pensais plus guère à cet échec ; son souvenir refaisait surface de temps à autres en provoquant à chaque fois un accès de colère contre moi-même. « Jason, tu t’es comporté comme un imbécile ! »

C’est pourquoi ma surprise fut immense lorsque je reçus trois mois plus tard un mot de Gaëlle, déposé dans ma boîte à lettres. L’enveloppe non timbrée, n’avait sans doute pas transitée par la Poste ; Gaëlle avait dû faire déposer, ou même –cette idée me plut davantage- déposer elle-même, son message. Le papier ne contenait, outre la signature, que quatre mots : « J’aimerais vous rencontrer, seule-à-seul ». Suivait un numéro de téléphone assorti de ces précisions : entre 22 heures et minuit, du lundi au mercredi. Nous étions mardi. La journée se passa dans une excitation fébrile. La soirée fut longue, chaque minute comptait une heure. Finalement la pendule de mon salon sonna 22 heures. Je me forçais pour retarder mon coup de téléphone de quelques minutes, de manière à « la laisser rentrer chez elle » pensé-je. Le numéro sonna dans le vide. Furieux, je pestais contre moi-même. J’étais assez bête pour espérer quelque chose de fantastique d’un signe qui n’a débouché sur rien. Je me plongeais dans un magazine, le quittais presque aussitôt pour allumer la TV, je passais de chaîne en chaîne sans trouver quelque chose d’accrocheur. Même les images les plus spectaculaires me laissaient de glace. Finalement, je me servais un Whisky on the rock, et sortis « prendre l’air ». L’atmosphère nocturne de Paris en ce mois humide de novembre ne réussit pas à m’apaiser. Sans y penser, je me dirigeais vers les rues chaudes qui jouxtent la gare de Lyon, pour déverser mon venin dans quelque chatte plus ou moins suspecte, quand une idée me traversa la tête. Il me faut réessayer le numéro de téléphone signalé par Gaëlle, au moins une fois encore, et peut-être demain une nouvelle fois ! Je rentrais précipitamment.

J’entends la sonnerie résonner… une fois, deux fois, trois fois, quatre fois… « Merde ! ça ne décroche pas ! » Puis, miracle, bruit caractéristique d’un combiné que l’on saisit. Une voix féminine. C’est Gaëlle ! Je saute d’excitation. Je tente de respirer à fond pour me calmer et répondre posément. « Allo Gaëlle… J’ai reçu ton message. Sois la bienvenue… » - « … » - Silence. J’attends quelques secondes pour éviter toute précipitation qui ferait capoter l’affaire. « Tu voulais me rencontrer… » dis-je sur un ton presque timide pour mettre à l’aise mon interlocutrice. Une voix posée, un brin volontaire, me réponds : « En effet. Notre séparation au sortir de chez toi, l’autre jour, m’a paru un peu brusque…. J’ai bien réfléchi à tes paroles : la soumission parfaite…, l’angoisse de l’inconnu arbitraire…, la terreur d’une incertitude radicale…. Et surtout, tes derniers mots ont provoqué en moi comme une secousse électrique violente, non pas l’extase de la jouissance, mais quelque chose de puissamment physique. » Je jouais au plus fin : « Qu’ai-je dis qui t’a ainsi troublée ? » - « Je me souviens très bien que tu as évoqué, l’abandon absolu de la marchandise entre les mains de son acheteur. C’est ça très précisément que je désire éprouver. »

Je n’en attendais pas tant. Mais, ne voulant pas vendre à mon instinct sadique la peau de l’oursonne Gaëlle avant de l’avoir soumise, je répondis, comme allant de soi : « Qu’est-ce qui t’attire dans ces mots, et que Karim ne peut te laisser espérer ? » - « L’idée de transaction. Tu veux m’acheter, et donc me payer. Si toi, Jason, tu paies le juste prix, tu es quitte, c’est à dire libre. Étant quitte, tu peux faire de ta marchandise tout ce que tu veux, sans restriction. Cette liberté, Karim ne l’a pas ; il ne m’a pas acheté, je me livre à lui de ma propre volonté, ce qui crée pour lui une sorte de dette, une obligation que tu n’auras pas envers moi. »

Sentant la victoire à portée de main, je feins de jouer contre moi en lui rappelant que nous ne sommes plus dans l’antiquité barbare où acheter un esclave faisait partie des habitudes et des institutions « normales ». D’après le Droit de nos sociétés modernes, la liberté de chacun est « inaliénable », c’est à dire qu’elle ne peut pas être vendue, et donc ne peut pas être achetée. « Ce que je te propose, me répondit-elle, ne relève pas du droit, mais de mon désir et de ma conscience. »

Agréablement titillé par ces justifications inattendues sur un tel sujet, après quelques instants d’hésitation, j’enfonce le clou de mon sadisme dans le bois de cette logique de la marchandise à payer. J’avance alors le pion suivant : « À quel prix t’estimes-tu, pour savoir si moi, Jason, j’ai de quoi t’acheter ? » La réponse me surpris : « Mais, évidemment, au prix d’une esclave de l’antiquité romaine, c’est à dire trente deniers ». Trente deniers ! Prix de la trahison de Judas. Gaëlle se prenait pour Jésus. Je lui en fis doucement la remarque. « Non, m’expliqua -t- elle, je ne me prends pas pour le Christ. Trente deniers étaient à l’époque romaine le prix légal de l’indemnité versé au propriétaire par celui qui avait tué ou rendu inapte au travail l’esclave d’un voisin. Ce n’était pas le prix où l’on achetait un esclave sur le marché aux bestiaux. C’était en quelque sorte le prix règlementaire, imposé en cas de détérioration de la marchandise –et je suis certaine que détérioration il y aura- ; ce prix déchargeait le payeur de toute autre obligation. Puisqu’il n’y a pas de concurrence, ni de ton côté, Jason, ni du mien, il n’y a pas de prix de marché. Adopter un prix conventionnel (trente deniers) c’est en quelque sorte une indemnité légale, attestée par l’histoire ancienne, et qui me semble donc tout à fait pertinente. »

Je ne comprenais pas très bien le pourquoi de cette référence. Je ne retenais de l’explication que le mot esclave et le mot détériorée et le mot tuée. La jonction de ces trois mots m’effraya, tout en provoquant en mon bas-ventre une grande jouissance. Cachant mon trouble, je me laissais couler sur ma pente naturelle, celle du sadisme pervers. Je lui lançais une perche : « Ainsi Gaëlle, tu es prête à te vendre à moi Jason, pour que j’use et abuse de toi à la manière d’un poireau acheté sur le marché, te laissant dans la totale incertitude de ce qui peut t’arriver entre mes mains ? » Silence. Au téléphone, j’entendais sa respiration saccadée. Finalement, comme au bout d’un douloureux combat intérieur, Gaëlle prononça le mot que j’attendais : « Oui ».

La suite me fut facile. J’y avais souvent pensé. Sollicitant donc ma mémoire qui, depuis longtemps, avait emmagasiné le fruit de mon imagination, je lui propose d’emblée : « Gaëlle, si tu en es d’accord, puisque transaction il y a, je te propose d’inscrire non pas sur papier signé, mais sur ta peau, le résultat de notre accord : lors de notre première rencontre qui pourra se dérouler soit chez toi, soit chez moi –à ta convenance-, nous échangerons les symboles de notre contrat. Je t’offrirai un cendrier en or massif, d’un poids d’environ cinq cent grammes. (D’après les spécialistes c’est à peu près la valeur actuelle des trente deniers de l’époque romaine). En échange, tu m’offriras la face intérieure de tes cuisses où je graverai au fer rouge, sur la cuisse droite le symbole du dollar, sur la cuisse gauche celle de l’euro. Ce sera l’étiquette sur le paquet de viande que j’achète. Pour revitaliser à chacune de nos rencontres le symbole de la liberté que tu me vends, tu m’apporteras, à chaque fois, un fer pour marquer les chevaux. Ce fer devra avoir au moins deux centimètres d’épaisseur, et entre deux et quatre centimètres de diamètre. Ce fer prendra la forme du Y-grec, doublement barré de deux traits horizontaux sur sa branche verticale. C’est le symbole de la monnaie japonaise, le Yen. Tu peux facilement le faire faire chez n’importe quel ferrailleur. Tu garderas ce fer par-devers toi. À chacune de nos rencontres, tu apporteras ce signe monétaire –symbole que tu t’es vendue à moi, et que moi, Jason, je t’ai achetée au juste prix convenu entre nous-. Avant toute autre parole, tu me présenteras ce yen en métal dans un beau geste d’offrande. Ce sera le rite de notre communion dans cette logique commerciale originale qui unit Gaëlle et Jason. Un jour, dans un avenir que j’ignore encore, mais d’un commun accord puisqu’il s’agit d’une transaction, -mais pas lors de notre première rencontre, tu seras marquée sur la chatte avec ce Yen chauffé à blanc. »

Ce « blanc », je le ressentis au téléphone. J’imagine Gaëlle interloquée, stupéfaite, le visage anéanti à l’idée d’avoir osé s’adresser au pervers que je suis. Elle allait me raccrocher au nez, c’est sûr, se reprochant sa démarche. Mais non, au bout d’un long moment, j’entendis simplement : « Tu choisis le lieu de notre première rencontre. Comme témoin de la transaction je solliciterai Karim, assisté éventuellement d’une ou deux copines. » Un univers étonnant s’ouvrait devant mes pas.

 

La suite: le Journal De Jason Chapître 9

 

 

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