|
|
Il y a des expériences dans
la vie qui vous changent. Je venais davoir une journée plus
que chargée, qui cétait conclue avec la réunion
finale. Le Ministre lui-même avait pris le temps de me faire sa
critique sur ma première « Mission ». Tout
avait été couvert. Javais fait des erreurs de débutant.
Javais laissé des portes fermées. Jaurais pu
conclure des jours avant, selon lui. Javais aussi accompli ma mission
de manière satisfaisante, pour un débutant. Il mavait
donné ses conseils, mavait fait part des observations des
négociatrices. Javais beaucoup appris lors de cette réunion.
Javais confiance. Jétais
vert, mais je gagnerais de lexpérience. En mappliquant,
jallais un jour être bon. Le poste que javais, je le
mériterais. Un jour.
Je me sentais léger.
Léger, et je pris la soirée
pour moi, et moi seul.
Je me changeai. Ces vêtements,
je les avais acheté sur Kivat en prévision dune telle
soirée. Un complet noir, une chemise blanche, de beaux pantalons,
et des chaussures pour la circonstance.
Javais trouvé ladresse
sur le réseau planétaire il y avait maintenant quelques
jours.
Je fis quelques pas, pour évaluer.
Pas mal du tout. Plusieurs mois sans réellement pratiquer
mais les exercices que je faisais à chaque jour pour me garder
en bonne forme physique étaient suffisants. Jétais
rouillé, mais
Le lieu que javais trouvé
était situé en surface, mais je pouvais y aller à
pied en moins dune heure. Jétais excité, impatient,
mais faire durer le plaisir
En prison, une fois la journée
de travaux forcés effectuée, un prisonnier avait un certain
nombre dheures à tuer. Une part était obligatoirement
dévouée à des cours de formation et de réinsertion,
mais cela laissait encore plusieurs heures par jour. Javais pris
des cours de danse. Pendant cinq ans, presque chaque jour. Je navais
pas dansé depuis ma remise en liberté.
Une heure à marcher, à
anticiper
en prison, javais dansé avec dautres
prisonniers, lun deux étant notre instructeur. Très
bon dans cette danse, mais léchantillon avait été
petit. Souvent, nous avions dansé sur des airs nostalgiques, tristes.
Ce soir
ce soir je voulais du vivant, du passionné. Je men
sentais capable. Allais-je être à la hauteur?
Puis jy étais. Une porte
anonyme avec une adresse civique, une petite enseigne très discrète
qui ne fournissait aucun indice sur la nature de lendroit. Mapprochant,
je vis un couple habillé pour la soirée ouvrir la porte
et disparaître à lintérieur. Jhésitai
un instant; jallais faire office de parent pauvre, habillé
comme je létais, même si mes vêtements auraient
été plus quacceptables sur Kivat. Tant pis.
Plusieurs de mes gardes étaient
déjà à lintérieur, bien sûr. On
me précédait, aussi.
Sur un monde sans forêts, le
bois était précieux. La porte extérieure ne suggérait
pas la richesse, la chaleur se trouvant à lintérieur.
Le hall dentrée servait comme un sas, morne, insonorisé.
Mais dès que lun des gardes me précédant dans
la Milonga ouvrit la porte intérieure
Une pointe de bonheur. Quelques accords,
et je savais déjà quel air était joué. Quelques
pas, et jétais dans une Milonga pour la première fois
de ma vie.
Un plancher de bois à la grandeur.
Des boiseries aux murs et aux plafonds. Des meubles, chaises et tables
en bois. Je glissai lenveloppe contenant mon prix dentrée
dans la fente destinée à cet effet. Discrètement
placée. Les adeptes du Tango pouvaient parfois être élitistes
et largent était une ennuyeuse nécessitée.
Il y avait
beaucoup de gens,
beaux, très bien habillés, beaucoup ayant leur style bien
à eux. Je paraissais pauvre. Tant pis. Un moment pour faire un
tour dhorizon avec mes yeux, admirer les dames. Et aussi les « caballeros ».
Le Maître attira aisément
mon attention. Il ne montra aucune surprise à me voir solidement
entouré, et trouva facilement une solution convenant aux besoins
de sécurité implicites. Pas que mes gardes allaient pouvoir
me suivre partout.
Une table, dans un coin, avec une bonne
vue, inoccupée. Je pouvais
observer.
Le Tango est une danse ou le mâle
mène, plein dassurance, de confiance, sans hésitation,
sassurant du plaisir de sa compagne, de sa protection. Il ne laissait
jamais sa compagne rien payer. Et pourtant, les deux étaient sur
le même pied dégalité, coopéraient pleinement.
Pas de compétition dans un couple. Le mâle menait peut-être,
se chargeait de la mise en valeur de sa compagne, mais la femme, elle,
puisait sa force dans sa féminité. Ainsi il mavait
été enseigné. Ainsi il en était, même
sur Kivat. Égaux, mais chacun ayant des tâches différentes,
bien comprises.
Pour la première fois de ma
vie, je voyais les interactions. Ici, un mâle dansait avec sa compagne,
navigant le plancher en prenant bien soin déviter les autres
couples, dirigeant, et sa compagne lui faisait une confiance totale, son
esprit, son corps libre dexprimer ce quelle voulait. La, cétait
une femme, marchant vers une table, lhomme assurant ses arrières.
Elle était belle cette femme, gracieuse, mes yeux attirés
vers ses mollets dévoilés par ses pas mesurés. Un
magnétisme. Ainsi il en était, partout. Style, grâce,
assurance.
Plus encore, cétait la
manière avec laquelle ceux qui navaient pas de partenaires
se rejoignaient sans un mot, même lorsquils étaient
à des bords opposés de la pièce. Le cabeceo
discret, il permettait à une femme sans partenaire de refuser une
invitation sans que personne ne sache, en affectant ne pas avoir remarqué
le geste.
Ceux qui dansaient avaient divers degrés
dexpertise. Certains étaient manifestement débutants,
entraient parfois en contact avec dautres couples. Des sourires
tolérants en résultaient. Il y avait cependant un mâle,
plus expérimenté, se croyant meilleur quil était
vraiment, qui menait sa compagne dans des manuvres plus complexes,
empiétait sur lespace des autres couples
lui nobtenait
aucun regard empli de bonté amusée. De par lexpression
de sa compagne, je pouvais voir quelle ne danserait plus avec lui,
combien elle cherchait à compenser pour son partenaire, mais ny
arrivait tout simplement pas. Plusieurs couples à des niveaux intermédiaires.
Et puis il y avait deux couples qui
étaient manifestement experts. Élégance, grâce,
technique
et passion. Une transe. Il était beau de les voir
manuvrer, évitant les autres avec une aisance qui semblait
simple, avec des mouvements somptueux. Les deux couples se connaissaient,
faisaient parfois des mouvements combinés.
Je regardai, pour lespace dune
douzaine de danse, buvant avec modération. Des couples sajoutaient,
partaient, revenaient, changeaient
quelques danses de plus, et javais
une bonne idée des forces en présence
et de lendroit
ou je me situais.
Jétais surpris. Avec objectivité,
il me semblait que mon niveau nétait pas très loin
des meilleurs. Oh, je navais jamais dansé avec une femme,
et jamais sur une piste aussi grande, mais lencombrement relatif
ne minquiétait pas trop.
Jétais excité,
et cela ne convenait pas. Je tournai mon attention vers le petit orchestre.
Parfois, la musique provenait denregistrement, les musiciens prenant
une pause. Mais le reste du temps
et ils jouaient bien. Le bandonéon,
en particulier. Des instruments astiqués, tout aussi que les musiciens,
eux-mêmes, qui prenaient grand plaisir à voir devant eux
le résultat de leurs efforts. Un mâle, en particulier, semblait
se faire un point dhonneur de ne danser que lorsquils jouaient.
Puisquil était aussi le meilleur meneur, ce subtil remerciement
ne passait pas inaperçu des musiciens.
Mon il, attiré. Deux femmes
dansaient ensemble. Elles étaient bonnes
et semblaient prendre
un plaisir malin à détonner, à détourner lattention
des mâles. Très sensuel, sans aller trop loin. Lair
en était un plus vif, plus marqué, propice aux séquences
choisies et, comme il y avait moins de couple en ce moment, elles avaient
le champ libre.
Allais-je oser danser ce soir? Allais-je
faire autre chose que dobserver? Jétais conscient des
désirs de certaines. Un loup, ça ne courait pas les rues.
Je me levai, presque sans men
rendre compte. Avec grâce et style. Peu importe mes vêtements
trahissant ma provenance et mes moyens limités. Une nouvelle danse
allait commencer, les musiciens offrant quelques notes à lavance
pour laisser savoir quel air ils allaient jouer. Joffris le cabeceo,
et il fut accepté avec un léger sourire. Je rencontrai la
biche sur la piste de danse. Pas un mot déchangé.
Javais choisi un air lent et
paisible, afin de me faire la main. Très rapidement, il devint
évident que jaurais pu être plus aventureux. Presque
cinq mois sans danser, une dynamique différente de celle que je
connaissais
ça ne faisait aucune différence.
Danser avec une femme, par contre
ça, cétait différent. Et encore plus plaisant
quavec un autre mâle. Je me sentais léger, jétais
heureux, et cela transpirait, paraissait. Ma partenaire, après
quelques moments, comprit que nous étions dun niveau similaire,
quelle pouvait me faire confiance, et se laissa aller. Je veillais
au grain, je ne faisais rien de trop compliqué, mais jy allais
avec aisance, avec assurance. Jimprovisais, menant ma partenaire
dans des séquences appropriées pour cet air que je connaissais,
cette musique dont je mimprégnais.
Elle était légère,
gracieuse. Elle sexprimait. Jarrivais à deviner ce
quelle voulait. Cétait un plaisir contenu. Je sentais
combien elle aurait aimé oser plus. Cela viendrait, dans la prochaine
danse.
Après, je lescortai jusquà
ma table. Un loup doté dun certain talent. Celles qui savaient
étaient capables de dire que jétais loin davoir
tout donné. Une longue conversation, très plaisante, discutant
presque exclusivement de danse. Et puis un retour sur la piste, les quelques
notes offertes par les musiciens nous avisant que la piste allait être
chaude. Pas beaucoup de couples, et seulement les meilleures paires. Y
avait-il une tradition à luvre? Je ne savais pas, mais
ma partenaire était une habituée de la place et ne montrait
aucun doute.
Quatre minutes. Quatre minutes intenses,
corsées, vivantes. Moi, qui était habitué à
un espace restreint, avait maintenant tout lespace que je pouvais
désirer. Les autres meneurs savaient faire, et nous nous partagions
cet espace sans aucune forme de doute. Une forme plus brusque, vive, rapide,
avec quelques instants plus langoureux.
Je sentais son corps contre le mien,
le voyais sexprimer. Le thème suggérait une histoire
damour ayant mal tournée, la femme cherchant à séchapper,
le mâle à la conserver. Enfin, ainsi en était-il pour
moi et ma partenaire. Les autres en faisaient leur propre interprétation.
Les autres
nimportaient pas. Il ny avait que moi, ma
partenaire, et la musique. Un plaisir rare. Je sentais combien elle embrassait
le moment.
La fin, arrivant trop vite. Une ambiance
électrique dans la salle. Il ny avait rien à dire :
tous deux, nous savions que nous avions presque tout donné, que
nous avions très bien dansé. Dautres dansaient beaucoup
mieux, mais ça nimportait aucunement. Nous avions touché
à ce moment tant recherché, lavions savouré.
Je la désirais. Mon professeur
nous avait averti que de coucher avec une partenaire de tango, cétait
un peu comme coucher avec quelquun du bureau. Pas désirable.
Il avait aussi dit que pour les vrais mordus, avoir une relation avec
une personne qui ne dansait pas demandait une certaine dose de flexibilité
de la part des deux. Cette personne devait accepter dêtre
seconde à cette Maîtresse envoûtante quétait
la danse.
Plus tard, elle mintroduisit
à dautres. Il y avait beaucoup dintérêt.
À ma grande stupéfaction, lun deux connaissait
mon professeur, de réputation. Apparemment, il avait connu une
certaine gloire dans le milieu, il y avait de cela bien des années.
Il nen avait jamais parlé, était resté humble.
Je ne discutai pas du fait que javais appris en prison. Et pourtant
jaurais pu. Peut-être aurais-je dû.
Je dansai. Avec ma biche, avec dautres.
Dansai à en avoir mal aux jambes, jusquau petit matin. Je
navais jamais consommé de drogue, mais après cette
soirée, je savais un peu ce quétait laddiction.
**
Faire lamour, au son du Tango.
Je menais, mes doigts indiquant ce que je cherchais, selon cette gestuelle
que nous avions évolué ces dernières heures. En phase.
Nous étions chez ma biche. Elle
avait un montage de musique destiné aux rencontres intimes.
Le plaisir, à létat
pur.
|