Histoires Des Invitées
La Carotte Nantaise 34
Claude D'Eon
ADIEU PETITE FILLE
Après avoir récupéré le matériel de Chloé, Joëlle prit les devants pour
nous saluer.
J’avais cru un moment que Carole et moi l’avions amadouée et convaincue de
notre bonne foi, mais l’épisode du placement de Chloé avait brutalement
remis les compteurs à zéro. Peut-être que le temps aidant, elle aura gardé
somme toute un bon souvenir de son passage chez nous…
Elle entraîna rapidement à sa suite sa compagne qui nous adressa un petit
signe désespéré de la main :
—
« Vous embrasserez bien vos voisins pour moi ! J'espère que l'on se
reverra ! »
Pour arranger le tableau, un petit crachin désagréable se mit à tomber et
nous sommes vite rentrés en les saluant une dernière fois d'un petit signe
de la main, d'autant plus qu'elles tardaient à démarrer.
Carole regardait tristement par la fenêtre du salon s’éloigner la voiture
noire qui tourna vite au bout de la rue :
— « Ce coup-ci, c’est sûr, on la reverra plus, notre petite Chloé… Pour
une fois que je trouve une copine qui aime autant les bêtes que moi ! »
Je ne répondis rien, me contentant de la serrer tendrement contre mon cœur.
Joëlle avait fait mine de céder à Chloé pour avoir la paix, mais nous
savions bien qu’il était vain qu’on l’attende. Si toutefois un jour elle
devait revenir, ce qui était fort improbable, elle serait bien sûr
accueillie à bras ouvert. Pour l'heure, nous nous demandions si elles
pouvaient être vraiment heureuses toutes les deux...
Mon épouse poussa un grand soupir dans mon cou :
— « Pfff… Cette gamine m’a foutue le bourdon. Je sais pas ce que je
vais faire à manger, j’ai même pas envie de cuisiner tellement j’ai les
boules, c'est pour dire... Si elle était restée un peu, je me serais
fait un plaisir de la régaler, ma petite chérie… »
Une idée qui joignait l’inutile au désagréable me traversa l’esprit :
— « Dis-moi, ma prophylaxie sylvestre, ça te dirait, un petit restau ?
»
Elle se recula pour mieux me parler :
— « Ouais, c’est sûr, j’aurais pas à me casser le cul avec mes
casseroles. Mais je sais pas si ma tronche au trente-sixième dessous te
mettrait en appétit… »
Je lui exposai mes projets et elle me sourit en tirant son petit bout de
langue rose :
— « T’es vraiment un grand malade, toi alors… Ouais, ça fait longtemps
qu’on n’a pas fait les cons en public… Ouais, vraiment, ça me botte !
Mais faut pas réserver, un restau pareil ? »
— « J’espère bien trouver une petite place pour deux amoureux privés de
lune de miel… »
En effet, je dus argumenter pour convaincre le restaurateur de nous
concéder une table entre deux services : quand je disais que son restaurant
était coté, j’étais visiblement loin du compte. J’ai dû déployer tout mon
charme et mes talents de comédien pour arriver à mes fins.
Je pensais à ce repas depuis plusieurs jours, et à la façon idéale dont il
devait se dérouler. Je partageai mes idées avec Carole qui en rajouta
quelques excellentes.
J’étais heureux d’avoir redonné le sourire à mon grand amour : ma chérie
avait les joues rouges tant l’idée de se donner en spectacle l’excitait…
Nous nous sommes mis sur notre trente et un, et Carole était bien entendu
sublime, en robe de cocktail noire vertigineusement décolletée et hauts
talons qui mettaient son généreux fessier encore plus en valeur. Quelques
bijoux étincelants, son maquillage discret et elle était prête à faire
tomber les mâchoires.
C’est dans ces moments que je regrette d’être un homme : un costume, une
cravate et c’est fini. Ah ! si Alicia avait pu prendre ma place, c’est
certain que j’aurais fait tourner les têtes, moi aussi, bien que mon charme
équivoque aurait semblé bien pâle à côté de celui de ma flamboyante épouse…
Bien que l’arrière saison fût encore agréable -à part ce petit crachin de
l'après-midi, on pouvait déjà sentir que ce ne serait bientôt plus l’été.
Les tables de la terrasse, déjà parsemées de feuilles mortes, n’attiraient
plus les gourmets du soir. De lourds nuages gris achevaient de mettre une
note nostalgique à ce tableau.
Carole me fit revenir sur terre en se frappant fort élégamment le ventre :
— « Putain, ça sent drôlement bon ! Ouais, ça sent les bonnes grosses
calories qui vont me squatter les hanches pour tout l’hiver ! Ce restau
doit avoir au moins trois bourrelets au guide Vet-vatchèrses [1] ! »
Je lui décochai un coup de coude dans le lard :
— « Et si tu travailles bien, ma petite gagneuse, on aura même pas
besoin de payer l’addition ! »
Bien que nous nous soyons ressaisis et que nous ayons retrouvé un peu de
notre superbe, un maître d’hôtel aussi suspicieux qu’obséquieux vint nous
cueillir fraîchement à l’entrée du restaurant ''L'Esclandre'' :
— « Bonsoir messieurs dames, vous aviez réservé, je suppose ? »
Une façon élégante de nous faire comprendre que si cela n’avait pas été le
cas, nous n’avions qu'à faire machine arrière aussi vite que nous étions
arrivés.
Je lui tendis une carte de visite aussi pompeuse que frauduleuse que je
m’étais amusé à confectionner suite à une promotion qui m’en offrait
gracieusement cinq cent. N’en ayant pas l’usage, je me dis que cela
amuserait certainement notre entourage, et en tout cas, mon épouse qui
avait battu des mains en la découvrant :
— « Madame la baronne Carole de Lapathe-Levay, Monsieur le baron Luc
Stanislas de Lapathe-Levay, domaine de la Chaudasse, Verfeil sur Loing…
T’es trop con, mais putain, qu’est-ce que j’aime ça ! »
Le loufiat la parcourut en diagonale et, nullement impressionné, me la
rendit presque aussitôt :
— « Je suis désolé, Madame la baronne, Monsieur le baron, je ne me
souviens pas d’avoir de réservation à votre nom, mais je pourrais vous
proposer de repasser demain soir, si vous... »
Je l’interrompis d’un bras théâtralement tendu en sa direction :
— « Ne vous donnez pas cette peine, mon brave. Nous avons en effet
réservé mais sous un nom plus… Courant. Nous ne voulions pas de
passe-droit, vous comprenez ? Je conçois qu’appartenir à un certain
rang procure des avantages en rapport, mais le principal est que nous
ayons notre table. Essayez plutôt au nom de Gardinot. C’est celui de
notre jardinier, je le lui ai emprunté pour l’occasion. Plutôt cocasse,
non ? »
Le maître d’hôtel, après avoir brièvement affiché sur son visage la
nostalgie qu'il avait des plus belles heures de la révolution française,
disparut un instant derrière son pupitre et consulta son registre :
— « En effet, j’ai bien une réservation au nom de monsieur Gardinot
pour deux personnes… Par contre, je crains que vous ne soyez un peu en
avance. Oserai-je vous inviter à aller patienter au bar ? Je vous ferai
signe dès que votre table se libère. »
Je snobai le loufiat en prenant galamment la main de ma baronne :
— « Venez, ma chère, je suis certain que cela va être très amusant ! »
Carole gloussa en ondulant mondainement. La pauvre avait du mal à se fondre
dans son rôle, mais personnellement je la trouvais irrésistible.
Elle eut toutes les peines du monde à escalader son tabouret avec ses hauts
talons, allant jusqu’à couiner bruyamment quand je la poussai un peu
vivement en la tenant par les fesses. Pour ma part, je grimpai assez
hardiment sur le mien, poussant un cri de victoire en arrivant au sommet :
si j’avais eu un drapeau aux couleurs de mes armoiries, je l’y aurais
planté !
Nous étions bien sûr le centre d’intérêt du restaurant, ce que nous
recherchions de toute façon. Je commandai une Suze-cassis comme de juste,
et Carole, après mûre réflexion, un Pschitt orange.
Le barman –qui faisait aussi office de serveur- se moqua gentiment d’elle :
— « Mon Dieu, du Pschitt… Vous en avez bu récemment, madame ? »
— « Eh bien, la dernière fois c’est quand la voiture de père est tombée
en panne dans un petit village perdu, un peu comme celui-ci. Il était
venu me chercher à la pension pour les vacances, je n’étais pas bien
grande. Il faisait très chaud et j’avais pris cela, ce n’était pas
mauvais... Pourquoi cette question ? »
— « Je crains que nous n’en ayons plus… Vous voudriez certainement
autre chose ? »
Elle parcourut la carte des yeux et dit, pensive :
— « Un demi… C’est quoi ? »
Le barman, de plus en plus amusé entrait dans son jeu :
— « De la bière. Vous savez, du jus de houblon avec des bulles, comme
le pschitt… »
— « Ah non alors ! C’est une boisson de prolétaire, comme disait père…
Tiens, un baron ! Voilà ce qu’il me faut ! Une boisson noble, comme
nous ! »
— « Désolé de vous contredire, c’est également une boisson de
prolétaire. C’est aussi de la bière. »
Mon épouse, chagrinée, se tourna vers moi :
— « Mon tendre, vous m’aviez assuré que c’était un établissement de
qualité, mais je ne me sens vraiment pas à ma place ici… »
Elle avait parlé à voix basse, mais assez fort pour que le barman
l’entende. Cette fois, son sens de l’humour était un peu écorné et son
agacement transparaissait dans sa voix :
— « Je suis désolé de vous brusquer, madame, mais on m’attend en
cuisine… »
Carole fit mine de choisir au hasard du doigt en fermant les yeux :
— « à consommer avec modération… Non, ce n’est pas ça. Je vais prendre
un… Margarita. Cela me rappelle la servante espagnole à l'accent si
amusant que l’on avait à notre service, naguère ! »
Une fois seuls, nous savourions notre petit numéro en nous murmurant des
compliments à l’oreille, tout en picorant les crackers gracieusement mis à
notre disposition.
Le maître d’hôtel vint nous chercher vers neuf heures et quart pour nous
guider à notre table enfin libérée. Il dissimula avec peine l’amusement que
notre descente de tabouret –aussi acrobatique et spectaculaire que la
montée- lui procurait.
Luttant pour rester digne et tout en prenant le bras de ma baronne
d’épouse, je lui dis dans un petit rire gêné :
— « Elles sont amusantes ces chaises, mais un peu plus hautes que les
prie-Dieu de notre chapelle… »
— « Je n’en doute pas… Si vous voulez bien me suivre. »
Nous avions à peine consulté le menu que mon épouse se leva brusquement :
— « Je dois aller me repoudrer le nez. Je ne serai pas longue. À tout
de suite, Luc Stanislas ! »
Je me régalais de la vue de son fessier indolent et bien moulé dans sa robe
qui balançait entre les tables. Sa démarche qu’elle voulait altière était
plutôt un pousse au crime… Tous les yeux masculins –et même certains yeux
féminins, plus critiques- le suivaient du regard.
Le garçon qui était accouru prendre notre commande en fut pour ses frais et
repartit bredouille. De la salle, on pouvait entendre la baronne vocaliser
comme si elle était au fond de son château :
— « Mon brave, vous pouvez m’indiquer les toilettes, je vous prie ?
…Mademoiselle, vous qui ne faites pas grand-chose, vous pourriez me
garder la porte ? Ce verrou me semble des plus suspects… »
Pour son retour à table, elle avait tenu à se faire raccompagner par le
maître d’hôtel à qui elle donna du « merci mon brave » . Pour toute réponse, il leva les yeux au ciel.
Carole savait se faire remarquer quand il le fallait et sa voix rurale
portait loin :
— « Mon cher, je vous déconseille de vous rendre aux toilettes, c’est
un vrai cloaque ! Rendez-vous compte, il n’y a même pas de personnel
pour gérer ce lieu d’aisance, ni de serviette digne de ce nom ! Tout
juste des carrés de papier que l’on se doit d'extraire d’une boite en
fer en tirant dessus comme un forçat ! A tel point que je me suis
presque cassé un ongle ! Voyez ! »
À présent, nous étions bel et bien le centre d’intérêt du restaurant,
malgré que l’on nous ait placés au fond de la salle. Et petit à petit,
l’amusement et la curiosité faisaient place à l’agacement et à
l’exaspération…
Le personnel était angoissé à l’idée de venir à notre table pour nous
proposer la suite ou de venir nous servir. Nous en étions au fromage et le
pauvre serveur nous laissa le plateau sans un mot.
Carole se servit d’un généreux morceau découpé avec gourmandise, sa langue
rose pointant entre ses lèvres :
— « Du brie de Meaux, le fromage de notre pays, mon préféré ! »
Je souris d’un air supérieur :
— « Ma pauvre amie, votre brie ne vient plus de Meaux depuis belle
lurette… Comme le savon ne vient plus de Marseille, pas plus que le
bleu de méthylène. »
— «Ah ? Je connaissais le bleu de Bresse, comme le poulet… Méthylène ?
Où est-ce donc ? »
Je la gourmandai :
— « Allons, ma chère, ne vous a-t-on donc rien appris dans votre
pensionnat de religieuses ? L’île de Méthylène est une des principales
îles des Cyclades, avec Lesbos [2] et
Propylène… »
Se rendant compte que je la menai en bateau –comme bien souvent mais pas
pour aller dans les îles grecques- elle soupira, les lèvres pincées :
— « J’en ai plus qu’assez de vos airs suffisants. Vous me prenez pour
une dinde, mais j’en sais plus que vous le croyez, mon cher ! Je sais
en outre que vous me trompez, et copieusement encore ! »
Petit à petit, l’atmosphère romantique de notre tête à tête basculait dans
le pugilat : J’avais invité la baronne pour me faire pardonner d’un
prétendu écart conjugal, mais elle n’était pas dupe et s’était rendu compte
que je n’étais qu’un satyre. Le ton montant, nous avions mis de côté nos
petites attentions réciproques pour crier presque.
Carole alla jusqu’à me jeter son verre -d’eau, heureusement- au visage. Ce
n’était pas prévu, mais un peu d’improvisation ne faisait pas de mal à la
crédibilité de notre scène :
— « Goujat ! Vous croyez que je ne vous ai pas vu peloter la petite
bonne, vieux pervers ? Je suis sûre que sa jeunesse, sa fraîcheur et sa
taille de guêpe vous attirent, comme la mienne vous a naguère séduit !
»
Elle joignit le geste à la parole en se levant et en prenant des poses pour
mettre sa superbe anatomie en valeur, plus pour l’agrément des messieurs
des tablées voisines que pour moi qui la connaissais sur le bout des
doigts.
Je m’essuyai tant bien que mal de ma serviette et lui fis d’un ton cassant
:
— « Pour ce qui est de votre fraîcheur, je n’en ai plus le souvenir…
Par contre, je puis vous assurer que si vous n’avez plus une taille de
guêpe, vous avez toujours et plus que jamais un cul de bourdon ! »
Là-dessus, elle me gifla, et le restaurant devint aussitôt silencieux. À
dire vrai, il l’était déjà, personne n’osant parler pour mieux tendre
l’oreille. Seuls quelques timides tintements de couverts agrémentaient
notre scène.
— « Tu me le paieras, tombereau ! »
— « Jamais de la vie, espèce de dégénéré ! Maman avait raison de me
dire de me méfier de toi, vil pervers ! »
Le chef daigna enfin sortir de son sérail pour mettre un peu d’ordre dans
son établissement et nous intimer l’ordre de nous calmer et de retrouver
une conduite digne de gens bien élevés. Il s’avançait vers nous d’un pas
martial quand Carole se jeta dans mes bras pour m’embrasser furieusement.
Je la repoussai tendrement et lui prit la main pour saluer de concert :
— « Mesdames, Messieurs, Nous espérons ne pas avoir trop troublé votre
repas et même l’avoir quelque peu égayé. Mon épouse et moi-même avons
eu l’idée de renouveler une spécialité qui faisait fureur il y a bien
longtemps ici même, une spécialité qui figure en haut de la carte de ce
prestigieux restaurant. J’ai nommé : L’esclandre ! »
Nous avons été généreusement récompensés par des rires et des
applaudissements. Le chef vint nous trouver à notre table :
— « Vous auriez dû me prévenir de votre initiative, j’en aurai profité
aussi… Je peux vous dire que vous avez bien semé la pagaille ! Je vous
offre le dessert, le café et le digestif pour vous remercier de
célébrer ainsi mon restaurant. »
Il s’éloigna et revint sur ses pas :
— « Au fait, il n’y a jamais eu d’esclandre ici, enfin pas plus
qu’ailleurs… C’est une légende. « L’Esclandre », c’est un lieu-dit
juste à côté. »
Si je revois ma conductrice de bus, je lui dirais que c’est moi qui avais
raison. Ça vaut bien un gage coquin, ça…
Mon amour avait retrouvé le rouge de ses belles pommettes et plaisantait
avec le personnel qui revenait de loin. Bien sûr, elle ne se priva pas de
nous gratifier de quelques-unes de ses meilleures imitations.
C'est curieux, même quand elle fait défiler tour à tour Raimu, Gabin,
Fernandel ou autre Bourvil, je ne peux m'empêcher de la trouver désirable
au possible. Faut-y être vraiment pervers...
[1]
Pour ceux qui ne l'auraient pas reconnue, c'est une francisation
-dont est coutumière Carole- de Weight-watchers, la société de
culpabilisation féminine bien connue.
[2]
Détail amusant, la ville principale de l'île de Lesbos est...
Mytilène !
À suivre dans " La carotte Nantaise 35: Peut-on raisonnablement bruler les planches quand on a le feu au cul?.
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