Histoires Des Invitées
La Carotte Nantaise 37
Claude D'Eon
QUATRE MARIAGES ET UN ENTERREMENT ( DE VIE DE JEUNE FILLE ).
Mes valises attendaient sagement dans le hall quand le taxi se présenta
devant le perron en faisant crisser ses pneus dans les graviers.
Serge et Gisèle me serrèrent longuement dans leurs bras, un peu trop fort
pour une simple soumise stagiaire :
—
« Tu nous manques déjà... Si tu as un moment, passe nous voir avec
Diane. Vous êtes notre seule famille à présent, avec Carole, bien
sûr... Et puis nous allons entrer dans l'hiver, nous ne verrons plus
grand monde. Embrasse Bella pour nous ! »
Je les quittai à contrecœur : j'avais du mal à réaliser que ces deux braves
gens avaient une autre vie... Il avait été prévu au départ que je reste un
peu plus longtemps, mais avec les soucis du « Pop Model », il
aurait été incorrect que je les laisse en plan. Financièrement, ils s'en
tiraient tout juste, et ce n'était pas au moment où ils sortaient enfin la
tête de l'eau que j'allais les lâcher.
Le chauffeur n'eut même pas à descendre de voiture pour ouvrir son coffre
-miracle de la technologie- et il attendit patiemment que Serge y dépose
mes valises et que je leur fasse mes derniers adieux.
Une fois assise sur la banquette arrière, il se tourna vers moi et me lança
un jovial :
— « Alors, elle va où la petite dame ? »
C'était vraiment le profil type du chauffeur de taxi : petit, bedonnant,
une casquette à carreaux posée en arrière sur le crane servant d'écrin à
une calvitie aussi partielle qu'étincelante.
Son sourire s'estompa quand je lui répondis :
— « À Brignais. Vous connaissez? »
—
« Ah ! ça... Je connais. Je me suis payé un tracteur dans ce bled. Je
ne risque pas de l'oublier. »
Je me lançais dans une improvisation de ravissante -laissez-moi le croire-
idiote :
— « Vous cultivez la terre en plus de votre travail de taxi ? »
—
« Mais non... Bon, je suis embêté car je pensais rentrer manger à la
maison. Du coup, je sens que je vais sauter un repas, et je vous
préviens, j'ai l'hypoglycémie mauvaise ! »
Je lui souris presque affectueusement :
—
« Mais moi non plus je ne vais pas manger de sitôt. Si vous le voulez,
on pourra prendre un petit morceau en route. »
Il sembla emballé par ma proposition :
—
« C'est sympa comme idée ! Je connais un de ces petits bouchons [1] à
tomber, juste à l'entrée de Lyon... »
—
« Alors là, je vous arrête ! Il faut que je sois à quatorze heures à
Brignais. Je pensais plutôt à un fast-food... »
Il se signa bruyamment :
—
« Mon Dieu Marie Joseph ! Manger du clown américain [2] au
pays de la vraie gastronomie… En route ! »
Il démarra en trombe, et j'eus à peine le temps de saluer mes délicieux
hôtes. Je me promettais de revenir vite les embêter un peu... J'étais à
mille lieues de me douter qu'ils se sentaient si seuls.
Le chauffeur enchaînait les virages avec une maestria déconcertante. Il
roulait plus vite que Carole, mais avec lui j'avais moins l'impression que
j'allais finir dans le fossé qu'avec mon épouse. Peut-être que je la
connais trop bien, elle et sa manie de braquer au dernier moment...
Une fois quittées les petites routes sinueuses et sur la grande nationale
qui passe par Valence, mon chauffeur -comme tout bon mâle qui se respecte-
put se permettre de me reluquer dans son rétroviseur.
Il me fit :
— « C'est vrai ce qu'on raconte sur ce château ? »
Je levai un œil distrait de l'écran de mon organizer :
— « Et quoi donc ? »
— « Eh bien... Vous savez bien, quoi, puisque vous en sortez. »
Je continuai d'un ton neutre :
—
« Je ne vois pas de quoi vous parlez. C'était juste une fête de
famille, plus quelques amis... Pourquoi, il s'y passerait quoi à votre
avis ? »
Il cessa de me regarder :
— « Non, rien. On m'a juste raconté des trucs. »
Je levai un sourcil intrigué :
— « Des trucs ? Des trucs comment ? »
Il mit un certain temps à répondre :
—
« Eh bien... On raconte qu'il se passe des trucs bizarres. Des genres
de... Parties fines, si vous voyez ce que je veux dire. »
J'éclatai de rire :
—
« Elle est bien bonne, celle là ! Quand je raconterai ça à Tonton et
Tata, ils vont en tomber sur leur derrière ! »
Le chauffeur bougonna :
—
« M'empêche qu'il y a des aller et venues suspectes dans ce château. »
Je tentai de rassurer ce brave homme :
—
« Mon cher monsieur, vous avez raison quelque part : Ce château sert de
lieu de séminaire et de rencontre pour l'église protestante de la
région. Mon oncle en est un des piliers. Je peux vous l'avouer à
présent, ils m'ont déjà fait part des ragots qui circule sur eux et ils
trouvent ça cocasse. »
—
« Je vous présente mes excuses, ma petite dame. On se fait des idées,
parfois... Je me disais aussi, les gens que j'ai vus tout à l'heure
semblaient tout à fait honnêtes. »
— « Je ne vous le fais pas dire. »
Satisfaite d'avoir dissipé un tel malentendu, je me replongeai dans la
consultation de mes chiffres... Pas longtemps :
—
« Excusez-moi de vous embêter, mais je commence à avoir la dalle. Il
faut qu'on se mette au point : vous voulez manger quoi ? »
Je tentai un peu d'humour avec cet ours :
— « Ah ? Parce que c'est vous qui allez cuisiner ? »
Il grommela quelque chose de certainement peu galant et reprit :
—
« Vous avez une préférence ? Des trucs de régime comme toutes ces nanas
qui bouffent plus de salade que les limaces ? »
—
« Mais non, je suis facile à vivre... Un sandwich, des frites, quelque
chose de rapide, quoi... »
Il prit le temps de se retourner pour m'adresser un grand sourire, mais vu
la couche de goudron de tabac collé sur sa dentition approximative, il
aurait pu s'abstenir :
— « Super ! Je connais un petit truc sympa sur la route ! »
« Truc »
était vraiment son mot fétiche...
Une vingtaine de minutes plus tard, il se gara en faisant crisser ses pneus
dans le gravier d'un genre d'aire de repos. Tout bien considéré, cela
ressemblait plus à une zone de stockage de matériaux pour refaire les
routes.
Il y avait déjà beaucoup de monde, surtout des poids lourds dont les
chauffeurs me mataient en mangeant leurs frites derrière leur volant tout
en faisant des ronds de buée aux vitres.
La gargote en question était une longue camionnette ouverte sur le côté
d'où sortait un nuage de vapeur. L'enseigne artisanale proclamait fièrement
en lettre sang et or, sous le nom de l’établissement à roulettes, « Chez Farid » : « Chez Farid, ça speede ! »
Ignorant la petite file d’attente devant lui, il lança au maître de lieux :
—
« Oh Farid, mon frère ! Fais chauffer un menu spécial pour moi ! La
petite dame est pressée ! »
Le fait qu'il m'appelle « ma petite dame » à tout bout de champ ne
me gênait en rien. Je trouvais ça somme toute très mignon, et cela
m’amusait beaucoup...
J’ai pu déchiffrer à loisir le menu pléthorique affiché sur le côté et
faire mon choix avant que ce soit à nous.
Comme il était en rupture de stock de sandwich jambon -emmental -salade, il
m’en refit rondement un sous l’œil critique de mon chauffeur :
— « Vas-y mon pote, mégote pas sur la garniture ! »
Le voyant manipuler son jambon avec désinvolture, je risquai :
—
« Vous êtes musulman ? ça ne vous dérange pas de toucher à du cochon ?
»
Il cria en arabe en retirant vivement ses mains de mon sandwich :
— « Sur ma mère ! Je savais pas que c’était du porc ! »
Le chauffeur ainsi que les personnes présentes se mirent à rire :
—
« Tu parles ! Du moment qu’il se fait du blé, il la vendrait aussi, sa
mère… »
Farid nous tendit notre commande en riant à son tour :
—
« à force de coucher avec une grosse cochonne comme ta femme, j’ai pris
l’habitude d’en toucher, t’en fais pas ! »
J’insistai pour payer sa part, et le taxi protesta mollement : après tout,
c’était un peu ma faute s’il ne mangeait pas à la maison…
Nous nous sommes installés à une des petites tables branlantes aimablement
mises à la disposition de la clientèle et je trinquai avant de boire ma
bière avec une de ses frites.
Mon chauffeur me dévorait des yeux :
—
« J’aime bien les femmes qui boivent de la bière et qui aiment bien
manger : ce sont les plus chaudes au lit ! »
—
« Je ne sais pas si c’est le cas de votre épouse, mais d’après ce
Farid, elle se défendrait pas mal dans le genre… Le problème, c’est que
je vais encore prendre des kilos. »
Il bougonna :
—
« Je commençais tout juste à vous trouver intéressante… Mais pourquoi
toutes les femmes ne pensent qu’à leur ligne ? »
—
« Parce que les hommes préfèrent les filles qui y font justement
attention. »
Mon chauffeur sortit son portefeuille et m’exhiba une charmante photo de
famille :
—
« Voici ma femme et mes gosses. Ça remonte pas à hier, mais comme vous
voyez, elle était déjà bien ronde. Et moi, j’aime bien ses rondeurs, je
ne pourrais pas m’en passer. »
Il se reprit soudain :
—
« Mais je m’excuse, ma petite dame, je vois que vous êtes mariée, et
vous êtes sûrement plus branchée sur la religion… »
Je lui caressai la main en souriant :
—
« La religion, comme vous dites, ce doit être un mode d’emploi pour
aimer. Que vous honoriez votre femme de votre amour, quoi de plus beau
et de plus naturel ? Cela n’empêche pas que, pour ma part, j’adore
aussi faire l’amour… »
Je lâchai cela ingénument en piquant une dernière frite dans sa barquette.
Je m’amusais à l’allumer, mais loin de moi l’idée de me faire prendre par
ce beauf sur le capot de son gros diesel.
Il regarda sa montre avant d’enfourner le reste d’un gros morceau de
saucisse jusqu’au fond de ses amygdales :
— « Mfff… Faut y aller ! »
Enfin, c’est ce que je crus comprendre.
Après un dernier salut à Farid –à qui j’aurais bien permis de tremper sa
frite- nous reprenions notre place dans le flot de circulation.
Mon chauffeur regardait nerveusement et alternativement au loin, dans son
réviseur, ainsi que la pendule de la voiture :
—
« Je vous fiche mon billet qu’à cette heure, on va se payer les
bouchons à l’entrée de Lyon. »
Inquiète par ses propos, je me redressai sur mon siège, mon petit repas à
haute teneur lipidique m’ayant fait un peu piquer du nez :
— « Mais je ne vais pas à Lyon ! C’est à Brignais que je vais ! »
—
« Je le sais, mais on s’en approche assez pour en récolter les
emmerdements. »
En effet, la circulation, de plus en plus dense nous avait sérieusement
ralentis ; mais cela ne dura pas et nous avions vite rejoint une route
secondaire.
Ayant retrouvé un semblant de vie, je m’amusais à taquiner mon chauffeur :
— « Oh ! Là ! Attention, un tracteur ! »
Il rit :
—
« dans les champs, ils ne me font pas peur. Mais sur la route, avec
leurs charrues de dix mètres de large, c’est autre chose… »
Il me réclama le reste de l’adresse et à quatorze heures dix précisément,
il arrêta son taxi rutilant devant un vieux pavillon des années trente, au
jardin un peu négligé : quelques roses ayant survécu à l’automne pointaient
une tête curieuse à travers une vieille grille de fer forgé un peu
rouillée.
Je réalisai que je n’avais pas le nom « civil » de Bella, et je ne
pouvais pas être certaine d’être au bon endroit. J’en étais à déchiffrer le
nom affiché sur la boite aux lettres –une certaine Mme V. Chastaing- quand
un visage sans expression encadré d’une cascade de cheveux blonds apparut
furtivement à une fenêtre.
Je remontai aussitôt dans le taxi pour le régler:
—
« C’est bien ici. Désolée de vous avoir entraîné si loin de chez vous.
»
Il se retourna pour me faire un grand sourire goudronné :
—
« C’est mon boulot, ma petite dame ! Et puis ça été chic de casser la
graine ensemble et surtout de me payer le gueuleton. Comme je suis dans
le coin, je vais passer voir le paysan que j’ai un peu chiffonné. Vous
savez, le tracteur… Je suis allé le voir à l’hosto, il avait l’air
sympa. N’oubliez pas vos valises, au fait ! »
Ceci dit, il ouvrit son coffre. Une idée me vint à l’esprit :
—
« Je dois être à la gare TGV de Lyon à seize heures. Vous croyez que
vous pourriez me reprendre au passage ? J’ai un rendez-vous à Nemours
pour vingt-et-une heure… »
Il me sourit de plus belle :
—
« Mais tout à fait, avec joie ! Mais je vous préviens, il faut qu’on
décolle d’ici à quatre heures moins vingt, dernier carat. Avec la
circulation, pour peu qu’on tombe sur un accident… »
—
« Rassurez-vous, je ne crois pas qu’il y ait de tracteur à Lyon. Si ça
ne vous dérange pas, je récupère quand même mes valises. »
Une fois le taxi reparti, je me pointai à la porte du pavillon et sonnai.
La dame que j’avais vue m’épier par la fenêtre vint rapidement m’ouvrir :
sans être belle, son visage rond et lisse pour son âge inspirait la
sympathie. Elle prit le temps de me détailler des pieds à la tête –en
fronçant les sourcils à la vue de mes bagages qui me flanquaient- avant de
laisser tomber :
— « Vous êtes Alicia, je suppose ? »
—
« Pour vous servir, madame. Et vous, je présume que vous êtes bien
Bella ? »
— « Suivez-moi. »
A peine eut-elle tourné le dos pour m’inviter à la suivre qu’elle murmura
tristement, comme pour elle-même :
— « Bella… »
A chaque pas qu’elle faisait de sa démarche lourde et lasse, elle émettait
un petit cliquetis métallique. D’après le récit de Dame Aurore, je me
doutais de ce que pouvait être…
Elle m’invita à m’asseoir sur le même canapé qu’elle et je trouvai une
petite place à mes valises qui m’encombraient un peu.
C’était la maison d’une vieille dame, figée dans le passé, une maison
presque morte. Même le pauvre canari qui pioupioutait dans sa cage semblait
implorer qu’on l’achève.
Elle-même faisait peine à voir : j’aurais interrompu une tentative de
suicide qu’elle aurait été plus joviale :
— « Qu’attendez-vous de moi ? »
Je m’efforçai de lui sourire de toutes mes dents :
—
« Dame Aurore m’a parlé de vous, et j’avais terriblement envie de vous
connaître. »
Elle se releva et prit l’ourlet de sa robe dans ses mains. C’était
peut-être une vieille dame, mais elle était habillée avec goût, et de façon
plutôt sexy pour son age :
—
« Je vous montre à quoi ressemble une vieille bête de foire et on en
reste là, d’accord ? »
Je criai en posant mes mains sur les siennes :
—
« Non ! Je suis venue vous parler, que vous me racontiez votre vie,
comment vous avez vécu tout ce temps en tant que soumise… J’en suis une
–oh ! bien modeste- et je vous admire vraiment. Mais avant toute chose,
je ne veux en aucun cas m’immiscer chez vous si je ne suis pas la
bienvenue. Dites-le, et je m’en irai. Si c’est Dame Aurore, en tant que
Maîtresse qui vous a imposé ma présence, je me retire sur le champ. »
Devant mon air déterminé, elle se radoucit :
— « Thé ou café ? »
[1]
Petit restaurant typique de Lyon.
[2]
Allusion à Ronald Mc D. évidemment !
À suivre dans " La carotte Nantaise 38: Noël au bal con
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