Histoires Des Invités
La Passion D'Esther
Par Esther Langlewich
Je m’appelle Esther Langlewich, j’ai vingt-huit ans, je suis secrétaire de direction chez Leuriard et Fils, une entreprise d’assistance technique rassemblant quelque quatre cents ingénieurs et techniciens de maintenance. Aux dires de mon miroir, de mes copines et de mon amant Igor, je ne suis pas trop mal faite de ma personne. De plus, il paraît que je suis dotée d’une « personnalité affirmée », (la formule est de mon patron, homme débonnaire mais très malin, qui a su faire grandir sa boîte et l’adapter aux soubresauts économiques et politiques ; il vient de racheter un concurrent, la firme Langelier SARL).
Je suis folle. Folle d’amour déréglé pour mon amant Igor. Depuis un premier « coup de foudre » chez une collègue qui fêtait son trentième anniversaire, une passion irréfléchie me relie à Igor, passion d’abord douce, puis insistante, puis contraignante et enfin, comme aujourd’hui, passion bestiale, désordonnée selon tous les critères raisonnables. Je suis quasiment certaine que cette passion est unilatérale. Le plus curieux, en effet, est que je doute que cette passion soit partagée. Je crois qu’Igor a simplement senti la faiblesse cachée sous ma peau de battante, et qu’en homme intelligent -comme tous les pervers- il profite de sa bonne fortune. C’est un garçon sympathique, jeune cadre dans la même entreprise, qui, à l’en croire –mais je n’en crois rien-, n’a jamais voulu forcer sa chance. Il ne se montre jamais impulsif –si ce n’est par calcul parfaitement maîtrisé-, et semble apparemment tout accepter ; il bénéficie peut-être d’une intuition qui le rend capable de tout comprendre ; ce qui est certain, c’est qu’il attend son heure avec patience, puis, au moment précis qui ne laisse aucune échappatoire, il fond sur sa proie. Igor adopte toujours la posture extérieure du pardon, qu’il s’agisse d’un événement contrariant ou d’une faute de ma part ; il donne l’impression fallacieuse de rester étranger à tout ressentiment, et n’élève que très rarement la voix, sauf quand les circonstances s’imposent à lui, pour donner des ordres implacables. Bref Igor est l’homme idéal pour une maîtresse comme moi qui a fait douloureusement l’apprentissage d’une vie affectivement et sexuellement dangereuse. Maîtresse, je dois dire soumise à ma passion pour lui. Cet apprentissage, je le poursuis encore aujourd’hui, tout en sachant pertinemment –mon corps en porte douloureusement les marques cruelles- dans quel abîme il me conduit.
Nos relations ont commencé comme un flirt d’adolescents. Je me souviens d’un détail. Lors de notre premier rendez-vous dans le square Georges Brassens (XV° arrondissement de Paris), alors que nous marchions dans l’allée sablonneuse conduisant au Carré Sylvia Montfort, j’ai hésité à prendre sa main, qu’il laissait ostensiblement pendre en frôlant ma hanche. Il ne montrait aucune impatience, attendant simplement que le charme opère. Le charme opéra ; je lui saisis la main, acte héroïque de ma part, pour moi qui, à cette époque et malgré mes vingt-huit printemps, étais encore vierge ! Prendre la main d’un homme, geste affectueux de deux amants… Ce geste d’une grande banalité était pour moi iconoclaste incongru, mais il m’était rendu possible par une sorte de soumission bienheureuse que je ne m’expliquai pas. Tout cela lui parut normal, dans l’ordre des choses. Lorsqu’il me proposa de me raccompagner jusqu’à chez moi, rue Blomet, je rougis, comme une vierge effarouchée ; il comprit, n’insista pas. Nos rencontres suivantes, tantôt dans un café de la rue de Vaugirard au sortir du bureau, tantôt au parc André Citroën, n’eurent rien de la relation torride que l’on prête aux amants surfant sur un coup de foudre. C’est ce qui me fait dire que le coup de foudre n’était pas réciproque. Moi seule étais saisie. De son côté, le coup de foudre initial –si coup de foudre il y eut, ce dont je doute- semblait avoir épuisé tous ses effets, ne laissant qu’une sorte de réflexe habituel : nous « sortions ensemble », sans jamais « rentrer ensemble ». Nous nous comportions comme deux jeunes du XIX° siècle, présentés par leurs parents en vue d’un mariage de raison, et qui se soumettent à ce rite des longues fiançailles où les deux promis se vouvoient en se rencontrant sous la surveillance de quelques vieilles tantes chargées d’épier leurs moindres faux-pas.
Un jour cependant, la pluie nous ayant surpris rue Lecourbe, je proposais à Igor de venir se sécher chez moi, rue Blomet. Ayant déposé veste et pantalon afin de les faire sécher, il me cria depuis la salle de bain : « Esther, auriez-vous une robe de chambre, que je puisse me présenter devant vous revêtu d’une tenue décente ? » - Je ne sais ce qui me prends, je réponds sans y penser : « Venez comme vous êtes, vous êtes très bien comme ça ! » Une minute plus tard, Igor se présente devant moi en slip. Après une seconde d’affolement, ne voulant pas me dédire, je l’invite à s’asseoir sur le fauteuil en face du canapé où je suis installé. « Si la vue de mes bijoux de famille importune votre regard, dit-il avec un gentil sourire, je peux venir à vos côtés sur le canapé. » - J’hésitai, avant de me soumettre à l’évidence : « D’accord, venez », et je me serrai pour lui faire un peu de place.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, il ne se passa rien de plus ce jour-là. Du moins extérieurement. Car mon imagination avait embrayé sur le slip d’Igor et, très vite, en pensée, je lui enlevais son cache-sexe, je le voyais nu, puis dans mon lit, puis enfonçant son dard dans mon bas-ventre. La jouissance en restait au niveau mental ; elle me laissait physiquement insatisfaite. Je me masturbais donc, en pensant qu’Igor était là, me regardant d’un œil ironique, ce qui m’excitait beaucoup. Je me promis de forcer un peu le destin lors de notre prochain rendez-vous. Je visais l’occasion favorable, ce fut mon anniversaire. Pour qu’il ne prenne pas mon invitation pour un traquenard, je le prévins que nous ne serions que tous les deux. Cela ne lui sembla poser aucun problème.
Durant le repas, je l’incitais à boire, pensant que l’alcool rend plus entreprenant. C’est ce qui arriva. Prétextant une tache sur ma robe, je m’éclipsai un moment dans la salle d’eau, pour en ressortir en combinaison quelques minutes plus tard. « Igor, j’espère que je ne vous choque pas. » Comme si la chose allait de soi, il répondit. « Bien au contraire, Esther. Quand on a un corps magnifique comme le vôtre, c’est une charité envers votre entourage que de le montrer. » Interprétant cette remarque comme une invitation au strip-tease, je me sentis aimantée par la voix d’Igor. Remontant ma combinaison, je la fis glisser lentement par-dessus ma tête et la laissai négligemment tomber sur le sol. Je regardais Igor, qui restait impassible. Piquée au vif par son calme, je voulu le faire réagir. Me contorsionnant, et sans le quitter des yeux, je dégrafe mon soutien-gorge et le jette, comme une provocation, sur la combinaison qui gisait à terre. Igor ne réagit pas davantage. Je crus deviner l’ombre d’un sourire malicieux sur ses lèvres ; mais je n’en suis pas certaine. Ce sourire n’était peut-être que le fruit de mon imagination. Aussi, Jouant le tout pour le tout, et sans penser aux conséquences, je fais lentement glisser mon slip jusqu’à mes mollets. Me voici nue devant Igor. Que va-t-il- se passer ? Rien. Du moins pendant de longue seconde. Finalement, Igor ouvre la bouche et, sur un ton lapidaire : « Je n’aime pas voir les poils du cul des femelles. Vas te raser la touffe ! »
Ce soudain tutoiement, assorti de cet ordre incongru, de surcroît sur un ton grossier, me cloue de stupeur. Je suis furieuse ! Nous n’avons pas gardé les vaches ensemble ! Et qui lui donne le droit de m’imposer une toilette intime qui me semble être réservée aux putains. Je pense à une réponse fulgurante, dans le genre : « Vas te faire foutre », ou-bien « La prochaine fois ! » ou encore « Après-vous, monsieur ». Mais le temps que ma pensée parvienne jusqu’à mes lèvres, une évidence s’impose, bloquant toute répartie : c’était moi qui, naguère, avais invité Igor à venir se sécher dans ma maison et lui avais suggéré de se présenter en slip devant moi ; c’était moi qui l’avais fait venir ce soir pour cet anniversaire à deux et l’avais incité à boire ; c’était moi encore qui l’avais provoqué en me montrant simplement vêtue d’une combinaison ; c’était moi enfin qui, par orgueil, avais poussé le strip-tease jusqu’à son terme. Bref, je pris conscience du chapelet de mes fautes. Il me fallait maintenant expier.
La Passion D'Esther; Premiers Baisouillages.
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