Histoires Des Invités
Le Journal de Jason, Chapître 1
Par Eïnar Pórshöfn
Retrouvailles
Sitôt revenu à la maison, je confirme par courriel ma présence. Reste à trouver un cadeau approprié. Deux jours plus tard, j’envoie par la Poste au 3 chemin du Pommier un petit paquet contenant deux minuscules colliers de chiennes, reliés par une chaînette en or massif. Le jour dit, un peu avant l’heure indiquée-je reconnais bien là mon manque de maîtrise- je me présente à l’entrée du Club nautique de Joncquières. Était déjà arrivé maître Tsuno Deshimaru qui me salut avec l’onction que je lui connaissais : « Jason, votre présence ici me remplit de joie » dit-il en s’inclinant profondément. Il est accompagné, à ma grande surprise, des deux anciennes esclaves volontaires que j’avais rencontrées dans son dojo, Euphémie et Joséphine. Ces deux soumises avaient quitté ensemble Tsuno Deshimaru. À l’époque, le Maître avait, sans réticence aucune bien au contraire, approuvé leur départ. Je croyais que Joséphine et Euphémie vivaient sous le même toit ; il n’en était rien. « Nous vivons séparément ; chacune à sa façon ; mais nous nous retrouvons de temps à autre pour notre plus grand plaisir » me précise Joséphine.
À la différence d’Euphémie qui était esclave permanente de Maître Deshimaru, Joséphine s’était présenté spontanément au dojo du Maître pour y être « éduquée ». Je me souviens encore parfaitement du jour de son arrivée. À l’époque, voici bientôt trois ans, elle était célibataire sans enfant ; elle avait vingt-huit ans et travaillait dans un service de communication interne d’une entreprise nationale ; elle habitait dans un studio loué près des Halles à Paris. Aujourd’hui, elle présente le même profil altier, certainement plus maîtrisé, habillée avec goût, sans ostentation, manteau de bonne coupe et petit chapeau d’homme qui lui donne ce ton un peu Gavroche qui sied aux femmes vraiment libres. À la question que lui avait posée Maître Deshimaru lors de ce premier contact : « Madame, que venez-vous chercher ici dans mon dojo ? » la réponse de Joséphine m’étonna et continue à m’interroger. Le son de sa voix résonne encore dans mes oreilles : « Je cherche, répondit-elle, à me libérer de ma volonté propre. » Cela m’avait frappé, et j’avoue que je ne suis pas certain, aujourd’hui encore, d’avoir totalement compris ce que recouvrait ce programme. Maître Deshimaru, lui, sembla parfaitement satisfait de la réponse.
Joséphine est maintenant pour moi plus attirante qu’en ces jours où j’attendais de Maître Deshimaru une formation aux techniques de domination d’une soumise. Qui a changé ? Elle ? Moi ? Les circonstances ? Quant à Euphémie, de l’époque où elle était esclave résidente chez Maître Deshimaru, elle semble avoir conservé cette même philosophie pratique qu’aucun événement malheureux, aucun tourment, fût-il le moins justifié, ne semble atteindre. À l’époque, j’en fus le témoin stupéfait. Je constatais de visu les tortures que lui prodiguait Tsuno Deshimaru. J’y participais, moi-même aussi, sur l’injonction du Maître. Euphémie semblaient accueillir dans l’indifférence -mais non pas sans cris ni sans pleurs- les atrocités dont elle était l’objet, jouet de plastique trituré selon l’arbitraire de Tsuno Deshimaru.
Ce n’est que longtemps plus tard que je devinai qu’Euphémie était capable de souffrir, certes ; mais, poussant la soumission jusqu’à une profondeur que je n’imaginais pas, elle était indifférente à sa propre souffrance. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que j’avais devant moi, non pas une petite bourgeoise cherchant des relations sexuelles un peu corsées, mais une femme vraiment libérée.
Entrée dans le Club nautique, la noire Bakitah vient à notre rencontre. « Jason, ta présence en ce jour me fait vraiment, vraiment, plaisir. Tu nous as envoyé un cadeau charmant, très approprié au sens que nous voulons donner à notre union, Babeth et moi. Et, de plus, en or massif ! Ça va au-delà du symbole. » Quelques personnes discutent avec Babeth dans un coin, vers le buffet où nous attendent les amuse-gueules de l’apéritif. Bakitah nous quitte immédiatement pour saluer les nouveaux arrivés, c’est mon ami Karim le Berbère, accompagné d’une femme que je ne connais pas, et qu’il me présente aussitôt comme Gaëlle, sa « compagne ». Je n’ose pas lui demander ce que recouvre exactement ce mot. Est-ce sa maîtresse, son esclave à demeure (les deux ne sont pas incompatibles), son jouet de quelques soirs, sa soumise novice ? Gaëlle est une femme bien mise, un peu forte, je lui donne entre trente-trois et trente-cinq ans. Pendant que je me perds en conjecture, Karim pousse un petit cri : « ça alors ! » et se précipite vers le groupe qui hante le buffet. Après avoir salué les uns et les autres, Karim revient vers moi, tirant par la main une femme un peu plus âgée que lui, à la quarantaine épanouie, qu’il me présente comme étant « Laurence ».
Ce nom ne me dit rien. « Sommes-nous supposés nous connaître ? » - « Non, répond Karim, mais tu as entendu parler d’elle. Souviens-toi du Club des épilés. Elle y a participé durant quelques séances, faisant éprouver à Babeth la jouissance clitoridienne la plus intense de sa vie. » - « Ça-y-est ! Je me souviens. » Et nous nous embrassons comme de vieux amis.
La seule évocation du Club des épilés projette sur l’écran de mon cinéma intérieur toute une histoire. Bakitah, devenue ma maîtresse, m’y avait entraîné. C’était une rencontre de quelques couples désireux, de temps à autre, de se divertir en imaginant et en pratiquant, les uns devant les autres, des scènes érotiques un peu « osées ». La caractéristique commune -facultative au demeurant- était que, tous, nous avions le pubis rasé. Le bas-ventre glabre avait donné le nom au Club. Au bout d’un an ou deux, ce club avait dérivé vers le sadomasochisme dans le donjon construit pour l’occasion par Karim.
Babeth nous rejoint, embrasse Karim son ancien amant dont elle était devenue, donjon aidant, son esclave sexuelle. Quelques personnes arrivent encore et se fondent dans le petit groupe coagulé autour du buffet, chacun cherchant à se faire servir qui une coupe de champagne, qui un Kir royal, qui un Martini on the rock.
Personnellement, je ronge mon frein, attendant le « combat de fouets ». Seule la conversation de Joséphine me délasse un peu. Elle travaille désormais dans une firme multinationale comme chef du Service de communication, voyage beaucoup, n’est toujours pas mariée, ne semble pas avoir de petit ami, ni d’amant. Sans vouloir approfondir, j’en conclus que sa relation avec Euphémie est la seule -ou la rare- ouverte sur des rapports sexuels. Je n’ose lui poser la question qui me brûle les lèvres : ses rapports avec Euphémie ont-ils cette coloration sadomasochiste que Maître Tsuno Deshimaru lui avait imposée à l’époque où Joséphine, cherchant à vivre une soumission pure, venait volontairement se faire fouetter et humilier chez le Maître -non sans compensations sensibles, d’ailleurs, que Tsuno Deshimaru prodiguait avec la même munificence que les coups de fouet et les tortures.
Pour en savoir davantage, je feins un intérêt pour Euphémie. « Savez-vous si elle a retrouvé un travail ? » - « Oui, d’ailleurs assez rémunérateur, dans une banque de la place. » - « Mais n’a-t-elle pas l’intention de se marier ? Un compagnon trouverait en elle une femme idéale : discrète, serviable, d’une parfaite égalité d’humeur… » C’est un piège que je tends à Joséphine, elle y tombe, volontairement sans aucun doute : « Non, sa sensualité très maîtrisée trouve sa complète satisfaction dans les relations que nous entretenons toutes les deux. » Comprenant à demi-mot, je l’interromps en jouant un atout risqué, sur un ton qui se veut le plus neutre possible - « Dans le prolongement de vos relations chez Maitre Tsuno Deshimaru ? » Joséphine me répond sans ambages : « Effectivement, nous nous retrouvons parfois chez le Maître. Nous lui empruntons son dojo ; et nous lui demandons seulement d’être notre conseiller, parfois aussi l’exécuteur de nos phantasmes. Nous ne sommes plus ses esclaves. » Puis, bottant en touche, elle ajoute : « C’est lui qui nous a demandé de l’accompagner ici aujourd’hui. Nous allons dans un instant lui servir de ‘modèle’ pour sa démonstration de Shibari. Je pense qu’il veut faire une sorte de ‘mobile’ de Calder avec nos deux corps entrelacés. »
La suite: le Journal De Jason Chapître 2
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