Histoires Des Invités
Le Sac de Cuir 2
Par Julius Lothaires
Chapitre deuxième. Myriam
Je me pressais vers mon lieu de rendez-vous. « À dix-huit heures, très
précise, au bas de la tour Perret, à la porte qui donne face à la gare
d’Amiens. Et surtout ne sois pas en retard. » C’est ainsi que notre dispute
s’était interrompue, mon mari Siegfried, le père de nos deux enfants Amélie
et Gérard. Siegfried s’est toujours montré époux généreux, père attentif.
Son travail très prenant comme directeur d’une entreprise de sécurité
informatique, dans la banlieue d’Amiens nous permettait de jouir d’un
niveau de vie enviable ; d’autant plus que mon poste d’assistante de
direction dans une coopérative de teillage de lin ajoutait à cette aisance
financière. Siegfried mon mari me laissait l’entière disposition de mon
salaire ; j’en profitais pour assurer à nos enfants une éducation
d’excellence dans une université américaine. Ce revenu me servait aussi à
l’achat de quelques tenues de la dernière mode, tenues assez chères
généralement, mais qui me donnaient la satisfaction d’une femme enviée.
Siegfried et moi faisons ‘chambres à part’ depuis deux ou trois ans déjà.
Manifestement, nous avons fait le tour des jeux érotiques ; et ni lui ni
moi ne semblons désireux d’explorer des voies exotiques. Cependant, de
temps à autres, je me glisse dans sa chambre – ou lui dans la mienne – pour
accomplir ce que les vieux moralistes nommaient ‘le devoir conjugal’, sans
grande conviction d’ailleurs. Nous ne voulons pas d’autres enfants.
D’ailleurs, des parents respectables comme nous ont des préoccupations plus
élevées que les galipettes du samedi soir.
Siegfried est souvent absent pour ses affaires. Mais la solitude ne me pèse
pas. Du coup, je n’aie jamais trompé Siegfried. Me suffisent les soucis
touchant Amélie et Gérard, doublés des soins de mon esthétique et des
relations mondaines que je tente vaille que vaille d’entretenir, le plus
souvent à Paris plutôt qu’à Gapennes, pas très loin de Saint-Riquier proche
de la baie de la Somme en Picardie à l’Ouest d’Amiens (près de trois quarts
d’heures en voiture). Car la province picarde n’offre pas autant de
divertissements culturels et mondains que Paris. La belle propriété héritée
de mes parents, que nous occupons depuis longtemps avec mon mari et les
enfants, est gérée par un majordome. Je ne le surveille que de loin,
n’ayant ni la main verte, ni le goût de espaces verts.
La raison de ma présence cet après-midi dans la ville d’Amiens n’a rien
d’anecdotique. Il ne s’agit pour moi ni de faire quelques emplettes, ni de
visiter quelque manucure ou centre médical, mais de conclure une affaire
conjugale qui me tient éveillée et soucieuse depuis quelques jours. À vrai
dire, j’en suis choquée, furieuse, révulsée. L’événement fut la conséquence
d’un détail presque insignifiant. Jeudi dernier, je suis rentrée pas
inadvertance dans la salle de bain attenante à la chambre de mon mari. Je
m’aperçus qu’il portait sur le corps une sorte de bouton noirâtre. Je lui
demande ce que c’est. A-t-il vu un médecin ? Il me répond d’une manière
brusque, un peu gênée. J’insiste ; je me rapproche pour constater, à ma
grande stupéfaction, qu’il possède sur le dos, formant une sorte de
triangle isocèle, trois boutons du même type.
Je le prie de s’expliquer. Il garde le silence. J’élève la voix. Silence.
Ce silence n’agace, je me mets en colère. Que me caches-tu ? lui
demandais-je. (Je pensais qu’il voulait me cacher un problème de santé.) Il
n’en était rien. Finalement, comme un torrent trop longtemps contenu, il
crache le morceau ; m’avoue qu’il entretient une maîtresse. Avec elle, ils
se sont adonnés à des pratiques sadomasochistes. Dans ma fureur, je lui
demande : mais qu’a-t-elle de plus que moi, ta maîtresse. T’ai-je refusé
mon corps ? Mon corps n’est-il pas sexy ? Finalement, pour m’interrompre,
il me lance : « Tu veux vraiment le savoir, ce qu’elle a de plus que toi ?
Eh bien, viens un de ces jours dans la ville d’Amiens dans le studio que tu
connais, au seizième étage de la tour Perret en face de la gare. Je te la
ferai rencontrer. Tu constateras par toi-même combien et comment elle me
satisfait mieux que toi ! Pris dans mon élan – que je regrette maintenant –
je réponds : « Eh bien, d’accord. Si ta Dorothée est libre en fin
d’après-midi samedi prochain. Je viendrai lui dire deux mots ! »
– Ma Dorothée se nomme Rachel, répondit-il d’un ton brusque
C’est ainsi que je me retrouvais, ce samedi, courant vers la tour Perret en
face de la gare d’Amiens. Je craignais d’être en retard, tout en me
demandant s’il ne valait pas mieux revenir à Gapennes en évitant cette
confrontation qui risque d’être gênante pour tout le monde, et sans profit
pour moi ni pour ma famille. Au fond, ne vaudrait-il pas mieux laisser mon
mari Siegfried entretenir sa liaison coupable. Jusqu’à jeudi dernier, dans
mon ignorance je menais une vie enviable, respectée de mes ami(e)s et
connaissances. Le plus sage ne valait-il pas de laisser courir les choses,
comme si de rien n’était. Ces pensées me menèrent au pied de la Tour
Perret, au moment précis où dix-huit heures sonnaient.
Siegfried m’attendait à l’endroit prévu. Sans nous dire un mot, il
m’entraîna dans le hall, appela l’ascenseur. J’eu l’impression que
l’ascenseur n’en finissait pas de monter, de monter… L’angoisse me prit.
Que va-t-il se passer. Finalement, au seizième étage, Siegfried me laisse
sortir la première de l’ascenseur (il n’a pas perdu sa bonne éducation)
puis, me précédant, il fonce vers la porte et, sans sortir sa clef, pousse
la porte. Je compris immédiatement pourquoi la porte n’était pas fermée à
clef : Quelqu’un nous avait précédés dans le studio. D’abord, je ne vis
rien, que les meubles qui n’étaient plus ceux que j’avais vus naguère.
Puis, levant les yeux, je remarque une grande ombre bouchant la lumière
venant de la porte-fenêtre.
– Myriam, je te présente Rachel, dit Siegfried sur un ton théâtral.
Je m’approche de l’ombre et fus effarée. Aucun son ne put sortir de ma
bouche.
Là, devant moi, une femme nue, la tête et le cou couverts d’un sac de cuir
marron foncé, les bras levés touchant les deux coins supérieurs de la
fenêtre, les jambes écartées, les pieds calés sur les coins inférieurs. Je
restais là, tétanisée, devant ce spectacle atroce. Au bout d’une minute au
moins, mes yeux ne purent s’empêcher de remarquer d’abord ce qui était le
plus visible : les seins démesurément allongés par un énorme poids qui les
tirait jusqu’au nombril, puis, traversant le sein gauche l’aiguille à
tricoter qui laissait perler un peu de sang d’un rouge sombre. Je ne
pouvais détacher mes yeux de cette image répugnante. Finalement, je
remarquais une excroissance inhabituelle qui semblait sortir du bas-ventre.
Je m’approchais pour distinguer une sorte de manche.
– C’est une brosse ronde à démêler les cheveux – celle aux poils drus –
enfoncée dans le vagin, expliqua mon mari, comme si c’était tout naturel.
Prise d’un soudain désir de fuir, je me précipitais vers la porte. Je m’y
heurtais. Mon mari l’avait refermée à clef.
– Tu voulais connaître ma maîtresse, me dit Siegfried d’un ton sévère.
Alors, puisque tu es là pour ce faire, prends le temps de l’examiner. Et je
t’invite aussi à lui faire subir un examen qui te montrera sans détour ce
qu’elle a de plus que toi. C’est ce que tu voulais savoir, n’est-ce pas ?
Déjà, dès ce premier contact, tu vois qu’elle n’a pas honte de se montrer
nue et dans une position humiliante face une inconnue. Elle ne savait pas
qui allait entrer avec moi. Toi, tu ne t’es jamais montrée nue devant moi.
De plus, Rachel accepte de ne pas voir, et donc de ne plus maîtriser son
environnement immédiat. Toi, tu te caches toujours derrières des
colifichets et des robes de chez Balmain. Tu ne te préoccupes que de
l’impression que tu donnes à ton entourage. Rachel, elle, se préoccupe
avant tout de mon plaisir. Et elle s’en préoccupe tellement qu’elle accepte
la douleur féroce, si cette douleur peut me faire jouir. Toi, le moindre
inconvénient t’est insupportable.
J’étais interloquée, stupéfaite, anéantie. Je restais là, immobile,
incapable de bouger. Le spectacle était si atroce, mon mari se révélait
sous un jour tellement inouï, qu’une sorte d’impulsion me souleva, comme
une envie de vomir. Sans réfléchir une certitude s’empara de moi : je ne
veux pas être complice de ce jeu macabre. Il faut rompre immédiatement. Je
me précipitai de nouveau vers la porte fermée à clef.
– Ouvre-moi. Je veux partir ! Criai-je
– Myriam, ne te défile pas comme ça ! oh mon épouse respectée, dit
Siegfried d’une voix légèrement sarcastique. Je veux que tu mesures
précisément ce qui te sépare de Rachel. Tu vois que son visage est couvert
d’un gros sac de cuir. Ce qui fait son identité, ce qui la distingue parmi
tous les êtres humains, reste caché. N’est visible et accessible que son
corps anonyme de femelle capable jouir et de pâtir. Et, pour que tu puisses
prendre conscience physiquement, dans ta chair, par le ressentiment et dans
ton imagination, de l’abîme qui te sépare de Rachel, je t’invite à
compléter jusqu’au bout les supplices que tu vois actuellement esquissés
dans sa poitrine, son vagin et ses fesses. Les marques que tu contemples
avec répugnance résument les quatre épreuves qu’elle a acceptées de subir
depuis un an. Tu vas les renouveler sur elle – mais dans une série
ininterrompue – au cours de la soirée qui s’annonce. D’abord, avec la
spatule en bois, vingt coups sur les fesses ; ensuite, dans la chatte, tu
feras tourner la brosse à cheveux et la retirera sanglante ; après, tu
feras chauffer à blanc pendant cinq bonnes minutes l’aiguille à tricoter
qui lui traverse le sein gauche. Enfin tu pourras t’amuser à lui déformer
la poitrine en appuyant autant que tu veux sur le poids qui pèse sur ses
seins.
– Mais je ne veux pas !
– Ne ment pas ! Je suis certain que tu en veux à Rachel d’avoir mis le
grappin sur moi. Je ne peux le cacher, je l’adore plus que je t’aime. Toi
je te respecte en tant de mère de nos enfants et j’admire ton sens de
l’élégance qui crée autour de ta personne une sorte de distance difficile à
traverser ; elle je l’adore en me noyant en elle comme une goutte d’eau
dans l’océan.
– Je n’ai aucune raison de la torturer.
– Si, j’en suis certain. Je sens que le ressentiment t’envahit. Dans
quelques minutes, ce ressentiment va laisser place à un désir de vengeance,
et la vengeance explosera en violence. Tu découvriras en toi des pulsions
de mort que ta bonne éducation avait refoulées. Et demain, tu t’étonneras
toi-même d’avoir pu céder à cette passion monstrueuse que tu nourris en toi
sans le savoir.
– Tout ça, c’est de la psychanalyse de pissotière, répondis-je, sur un ton
moins assuré. Car au fond de moi, je me dis que Siegfried avait peut-être
raison, qui sait ?
À ce moment, mon mari s’approcha avec un verre de porto à la main :
– Tiens, bois ça ; ça te remettra les idées en place. Tu pourras affronter
ainsi lucidement les vérités que tu ne veux pas reconnaître.
Dans le même mouvement, il s’adresse à Rachel :
– Rachel, ma soumise adorée, si tu veux profiter de l’apéritif, ôtes le sac
de cuir qui te couvre le visage ainsi que le bâillon – tu les remettras
tout à l’heure. Ainsi tes cris n’importuneront pas mon épouse Myriam, ta
tortionnaire de cette nuit.
Rachel enleva le sac de cuir qui recouvrait sa tête, ainsi que le bâillon.
Je la regarde. Ce n’est pas la beauté que j’avais imaginée. Au lieu de
m’apaiser, ce constat fit naître un moi un fort ressentiment : comment
cette femme, qui n’a rien d’un canon, a-t-elle pu séduire mon mari au point
de l’envouter ? Objectivement, lorsque je me regarde dans la le grand
miroir en pied de mon dressing, je me trouve mieux proportionnée, le visage
plus régulier, les hanches mieux faites, les mollets plus sveltes. Elle ne
semble guère plus jeune que moi. Il est vrai que la douleur de l’aiguille,
la déformation monstrueuse des seins et la brulure interne de la chatte
obligeait Rachel à un effort de tout le corps. Cet air tendu ne
l’avantageait pas. Mais tout de même…
Rachel prit le whisky que lui tendait Siegfried, qui en profita pour dire :
– Rachel, avant de te livrer aux mains de mon épouse Myriam (il n’oubliait
jamais de préciser en toute occasion que j’étais son épouse) je voudrais
que tu attestes deux choses devant nous-deux : d’abord les limites que
nous sommes convenus, toi et moi, lorsque nous avions visionné ensemble sur
Internet les scénarios que nous avons ensuite reproduits, ensuite ton plein
accord sur les deux points nouveaux que je te propose : le premier point
consiste à renouveler ce soir, en une série quasi-ininterrompue, les
supplices que nous avions espacés sur plus d’un an, en nous promettant de
ne les pratiquer qu’une fois chacun ; le second point touche la gêne
supplémentaire du bâillon et du sac de cuir sur la tête. La moindre
réticence, le plus petit signe de dénégation de ta part, et je te tiens
quitte de tout ce programme ; et Myriam pourra retourner immédiatement chez
nous, à Gapennes, peut-être l’âme en paix, même si elle restera – j’en suis
certain – un peu frustrée de n’avoir pas osé assouvir pleinement sa
vengeance.
Je ne pus m’empêcher de l’interrompre. M’adressant à Rachel : « Oh oui,
madame, dites non. Arrêtez cette histoire sordide. Ne m’obligez pas à
accomplir des actes que je ne veux pas accomplir. »
Rachel ne me répondit pas directement ; elle se tourne vers son amant et
lui demande : « Siegfried ; peux-tu expliquer à ton épouse pourquoi tu veux
qu’elle accomplisse elle-même ce que tu prévois de m’infliger ? »
– Mais très simplement, ma douce Rachel. Je tiens à ce que Myriam constate
par elle-même qu’elle n’est pas différente de toi et de moi ; qu’elle
nourrit au fond d’elle-même, comme tout le monde, une pulsion sadique. Mais
elle n’en sera convaincue qu’après avoir ressenti dans son corps le plaisir
de te faire souffrir. Je suis d’autant plus persuadé que ce fond sadique
aura d’autant moins de mal à s’exprimer qu’il germera sur un terrain déjà
bien préparé par le ressentiment et le désir de vengeance.
Se tournant vers moi, il ajoute : « Est-ce que je me trompe, ma chère et
fidèle épouse ? Je suis persuadé que déjà, tu ne veux plus t’enfuir. Tu
veux faire payer à ta rivale ce que tu juges être ma trahison. » J’avoue
que, sur ce dernier point, il avait raison.
Rachel ne répondit pas à ces paroles. Sans dire un mot, elle vida d’un
trait son verre de whisky, remit entre ses dents le grand mouchoir qui lui
servait de bâillon, le noua bien serré derrière son cou. Revenant vers moi,
elle saisit la spatule en bois, me la tendit, avant de ramasser le sac de
cuir qu’elle avait abandonné sur la petite table quelques minutes
auparavant. Elle s’approcha du fauteuil puis, avant de plaquer son ventre
sur le dos du fauteuil, enfila sa tête dans le sac de cuir.
Je me sentais un peu ridicule dans cette mauvaise farce tragique, tenant
par le manche la spatule en bois qui pesait dans ma main (c’était peut-être
une impression plutôt qu’une réalité physique). Je sentais que j’allais
frapper. Comme l’avait prévu Siegfried, une sourde colère montait en moi
et, oui, je décidais de faire chèrement payer à Rachel les décombres de mon
ménage. C’est à cet instant précis que mon mari interrompit mon geste :
– Bon, mesdames, vous connaissez le programme de cette nuit. Vous n’avez
plus besoin de moi. D’ailleurs je ne suis pas voyeur ; et ce n’est pas le
spectacle de la souffrance qui me fait plaisir ; surtout pas celle de ma
maîtresse. Je vous laisse. Je reviendrai demain dimanche, à midi précise,
muni de champagne frais et de caviar, de quoi célébrer pour chacun de
nous-trois la nouvelle vie qui s’annonce. Myriam aura purgé sa colère en la
versant brutalement dans le corps de Rachel ; Rachel sera fière d’avoir
accepté de subir des souffrances qui excédaient nos conventions, et moi
j’aurai la satisfaction d’un horizon affectif et familial dégagé de tout
mensonge.
Sur ces paroles, j’entendis dans une sorte de brouillard la porte s’ouvrir
puis se refermer. Nous étions désormais seules, Rachel et moi ; je pouvais
me livrer à la violente colère qui maintenant m’habitait.
Rachel attendait, sans bouger. Pliée sur le dos du fauteuil, les mains
agrippées sur les accoudoirs, les seins pendant jusqu’à l’assise du siège.
Elle présentait ses fesses sans défense. Seule le manche de la brosse ronde
à démêler les cheveux – celle aux poils drus – plantée dans sa chatte
faisait une sorte d’excroissance incongrue, qui me troublait. Je cherchais
à frapper les fesses sans toucher la brosse. Du coup, le premier coup fut
mal ajusté, et assez léger. Mais dès le deuxième coup, je m’enhardis. Le
corps de Rachel réagissait par des soubresauts de plus en plus marqués.
J’entendis bientôt des gémissements qui m’excitèrent beaucoup. Selon les
pronostics de Siegfried, je finis par oublier ce que je faisais, tellement
j’étais prise par l’exaltation de la vengeance qui m’entraînait à frapper
de plus en plus fort. À tel point que l’un de mes coups – je ne saurais
dire si c’était le quinzième ou le trentième (je ne comptais plus) – rata
la cible et vint frapper sur le manche de la brosse. La brosse s’enfonça
brutalement, provoquant comme un court-circuit électrique dans le corps de
ma rivale. Rachel fit un bond puis retomba inerte au bas du fauteuil.
En un éclair, je prends conscience de ce que j’avais fait. Fébrilement, je
décroche le poids qui tirait la poitrine de Rachel et, avec précaution, je
tentais de retirer la brosse. Non sans peine, j’y parviens. L’extrémité de
la brosse ronde baignait dans le sang. J’allais chercher dans la salle
d’eau quelque éponge et une bassine d’eau fraîche. Puis je pense à retirer
l’aiguille à tricoter de son sein gauche de ce corps pantelant. Finalement
je porte Rachel sur le grand lit, non sans difficultés. Durant de longues
minutes, Rachel ne bougea pas. La peur me prit. « Et si elle ne se
réveillait pas… » J’imaginais les conséquences les plus abominables,
l’enquête de police, mes parents, mes amies, la honte sur ma famille, le
traumatisme de Gérard et Amélie mes enfants…
Finalement, Rachel ouvrit les yeux : « Où suis-je ? » murmura-t-elle. –
« Madame, ne craignez rien. Je ne vous ferai plus aucun mal. » Lui
répondis-je sans mentir. (Je n’avais vraiment plus envie de jouer les
tortionnaires, même pour me venger de ma rivale.) Je lui demandai si elle
désirait une tasse de thé. Un oui faible me répondit. Je partageai avec
Rachel la tasse de thé. Rachel semblait ne pas avoir repris tous ses
esprits. Et, bien qu’il ne fut que dix-neuf heures ; elle s’endormit d’un
sommeil agité. J’attendais là, à côté du lit, stupide et sans réaction.
J’approchai une chaise du lit. D’instinct je lui pris la main, comme l’on
fait spontanément pour un grave malade ou pour un mourant. J’étais sur le
point de lui parler dans son sommeil ; lui dire que je regrette infiniment,
que je me suis laissée emporter par le ressentiment, la colère, la
violence, que le programme (le piège ?) annoncé par Siegfried n’avait que
trop bien fonctionné. Ce n’était pas une excuse. Le remord me rongeait ; je
ne savais pas comment réparer ma faute… Peut-être Schopenhauer a-t-il
raison quand il remarque : « Si celui qui est animé par la haine peut, en
attaquant son ennemi le plus détesté, pénétrer jusqu’au plus profond de
celui-ci, c’est lui-même qu’il retrouverait, à sa grande stupéfaction. »
Je restai ainsi durant plus d’une heure. Fallait-il partir ? Je n’osais pas
laisser Rachel seule. Finalement, après avoir éteint les lumières, je
décidai de me reposer dans le fauteuil. Son contact me fit un peu frémir,
car il me rappelait le dos plié et les fesses offertes à ma spatule de
bois. Mais, ayant une répulsion à l’idée de m’allonger sur le lit à côté de
Rachel, je restai là, pensive, enfermée toujours par les mêmes idées. Il
était proche de minuit lorsque, interrompant une somnolence qui ne me
reposait pas, je cherchai dans les placards quelques gâteaux secs. Je bus
le thé froid qui restait au fond de la théière. Rachel dormait toujours. Je
revins dans le fauteuil et fini par m’endormir d’un sommeil lourd.
Je fus réveillée vers quatre ou cinq heures du matin par Rachel qui s’était
levée.
– Myriam, vous dormiez ! Je vous ai réveillée, Oh, excusez-moi.
La voie avait repris de l’assurance, sans agressivité. Je l’entendais
distinctement.
– Non, non ; ça ne fait rien. Je suis un peu rassurée de voir que vous
allez mieux. Avant tout, veuillez m’excuser pour ce que je vous ai fait
subir hier soir. Je n’ai aucune excuse. Je vous demande pardon.
Ces paroles étonnèrent Rachel – Ne vous excusez pas. Votre mari a tout fait
pour vous entraîner dans notre univers sadomasochiste. Finalement vous
n’avez été que l’instrument de son désir profond de transgresser les
limites des conventions que nous nous sommes fixées, lui et moi. Et ça a
trop bien marché.
Devant la franchise de cette réponse qui me libérait un peu de mes
scrupules, je lui proposai : Écoutez, Rachel, vos relations avec Siegfried,
aussi insupportables soient-elles pour moi, relèvent de votre histoire
personnelle à tous les deux. Je ne veux plus interférer, même si je suis
loin d’y être indifférente. Puis, changeant de sujet : Et si nous cessions
de nous vouvoyer ? Au fond, nous avons un terrain commun – si j’ose dire –
en la personne de Siegfried. Je vous propose de nous tutoyer. – Bien
volontiers répondit spontanément Rachel, en voyant que je ne voulais pas la
séparer de son mari.
C’est ainsi que, en un long bavardage, nous fîmes la connaissance l’une de
l’autre. Vers six heures et demie du matin, à l’heure où l’aube est encore
fraîche, nous décidâmes d’aller ensemble acheter chez un pâtissier voisin
de quoi nous faire un solide et appétissant breakfast. Vers huit heures, la
nuit sans grand sommeil appesantît nos paupières. D’un commun accord nous
nous allongeâmes côte à côte sur le lit. Me prit un irrésistible besoin de
caresser celle que je voulais, voici à peine vingt-quatre heures,
cruellement punir. J’allongeai la main vers sa poitrine. Rachel se
réveillât. – Continue, dit-elle simplement. N’étant pas initié aux
pratiques lesbiennes, je n’osais prendre aucune autre initiative que celle
d’une douce caresse.
La connivence qui naquît de ce simple geste me fît lui demander : Que
puis-je faire pour te faire plaisir ? – Rien d’autre que ce que tu fais.
Continues autant que cela te conviendra. Au bout de quelques minutes,
Rachel prit l’initiative et porta sa main vers ma chatte tout en embrassant
mon sein gauche. Je découvris à ce moment-là les premiers effluves d’une
relation lesbienne. Enhardie, je l’interroge : Siegfried ne prend avec moi
que la posture du missionnaire. J’imagine qu’il est plus inventif avec toi,
et qu’il exige davantage. – En effet Myriam, répond-elle. Mais l’important
n’est pas dans les prouesses sportives, mais dans les sentiments.
D’ailleurs, Siegfried n’a pas obtenu de moi tout ce que ses fantasmes
désiraient. Piquée par la curiosité – et au risque d’être indiscrète – je
demande : Ah oui ! Et quoi, par exemple ? Rachel me répondit très
simplement : Par exemple, je n’ai jamais accepté qu’il me sodomise.
Cet univers de Sodome était pour moi inconnu. Bien sûr, j’avais une vague
idée de quoi il s’agissait, mais sans aucune pratique. Aussi, je ne pus
résister à formuler une demande d’explication : Qu’est-ce qui t’en a
empêché ? La douleur ? (pourtant tu l’as subie plusieurs fois, je l’ai
constaté ; et je ne pense pas qu’elle soit moins atroce qu’une sodomie) ;
la honte ? Le dégoût de mêler son vit avec ta merde ? La crainte qu’il te
demande ensuite de lécher son membre souillé de tes excréments ? – Un peu
tout cela. Mais surtout, répond Rachel, tout simplement pour lui rappeler
que je ne suis pas son jouet, et que je conserve ma liberté (ce qui est une
excellente chose pour son éducation morale !). Ce principe, auquel je
tiens, a résisté au flot de ma passion, pourtant toujours prête à lui
céder.
Nous finîmes par nous endormir, enlacées. Il était onze heures et demie
lorsque nous nous sommes réveillées, aussi surprise l’une que l’autre. En
regardant l’heure, je fis remarquer : Siegfried ne va plus tarder. Il a dit
qu’il arriverait à midi juste, et c’est un maniaque de l’horaire. – Et si
nous lui faisions une farce ? demande Rachel. – Oui, mais laquelle ?
Pendant plusieurs minutes, nous testons quelques idées : disparaître du
studio, rester, nues, sur le lit, dans les bras l’une de l’autre…
Finalement, non sans arrière-pensée de reconquérir l’affection de mon mari,
je propose : Rachel, je veux que mon mari me sodomise en croyant qui tu lui
offres aujourd’hui ce que tu lui as toujours refusé. – Ah !... et comment ?
Pour l’illusionner sur la femme qu’il va enculée, il faut rendre mes fesse
un peu semblables aux tiennes ; et ma chatte doit garder les traces du sang
que ta brosse a fait couler. Tu vas donc me frapper durement les fesses
avec la spatule en bois. Et n’hésite pas ; cela compensera ce que je t’ai
fait subir hier soir. Ce qui soulagera un peu ma mauvaise conscience envers
toi. Tu m’enfonceras ensuite dans le vagin la brosse ronde à démêler tes
cheveux (après l’avoir passée à l’eau pour la nettoyer un peu – je n’ai pas
pensé à le faire cette nuit). Tu la feras tourner dans ma chatte pour
qu’elle en ressorte imbibée de mon sang qui maculera certainement l’entrée
de mon vagin.
– Mais,… Myriam, me répond-elle, ça va être affreusement douloureux pour
toi ; d’autant plus que tu n’as guère l’expérience de la douleur. – Pas
tout-à-fait, répondis-je. N’oublie pas que j’ai mis au monde deux enfants…
J’expliquai ensuite la suite du scénario : Je prendrai place sur le bord du
lit, en position de l’œuf, la tête reposant sur le lit, les cuisses
verticales et les genoux bien écartés de manière à offrir une vue
plongeante sur mon postérieur. Pour ne pas avoir la tentation de parler –
ce qui pourrait trahir mon identité, car il faut que Siegfried croit te
sodomiser toi sa maîtresse et non pas moi son épouse – je mettrai donc le
bâillon, et enfilerai ma tête dans le sac de cuir. Ainsi, ne voyant que mon
dos et ma croupe offerte, il aura l’impression que sa maîtresse accepte
enfin de céder à son fantasme de sodomie ; d’autant plus que, des deux
mains, j’écarterai mes fesses pour lui laisser bien voir ma rosette. À
partir de là ; advienne que pourra ! Pendant ce temps, tu t’éclipseras par
l’escalier en attendant sur le palier de l’étage au-dessus ; et tu ne
reviendras qu’un quart d’heure plus tard, pour découvrir le résultat de
notre stratagème.
Ainsi fut fait. Comme Rachel la veille au soir, le dos plié sur le dossier
du fauteuil, je lui présentais mes fesses. Je suis certaine qu’elle réfréna
d’abord la force de son bras. Et cependant, les coups de spatule me firent
atrocement mal. Je comptais mentalement d’abord cinq ou six coup. Je
pensais qu’elle allait s’arrêter. Elle continue. Je ne compte plus. Je
hurle. Elle continue. En pleurant, je la supplie d’arrêter. Je suis
certaine que la peau de mes fesses est éclatée. Je ne suis plus que
souffrance. Au moment où je ne m’y attendais pas, elle stoppe la punition
et me dit : bon, tes fesses sont de la bonne couleur. Au fond de moi, je
suis heureuse : Nous sommes quittes, pensais-je, tout en étant fière, d’une
fierté que je ne m’explique pas.
Puis, exécutant le scénario proposé, elle m’enfonça délicatement dans le
vagin la brosse ronde à poil dur. Je ne pus m’empêcher de hurler de
douleur. La souffrance fut encore plus atroce lorsqu’elle fit tourner
l’engin dans ma cavité ; elle le ressortit imbibé de sang, et me le montra
; ce qui m’effraya beaucoup, tout en renforçant ma fierté de m’être
abandonnée entre ses mains.
– Pour éviter que l’intromission dans ton cul du membre de ton mari ne te
déchire l’anus, précisa-t-elle gentiment – car, selon toute vraisemblance,
il ne pensera pas à l’enduire de vaseline – je vais le préparer. Reste
comme ça, je reviens immédiatement. Quelques secondes plus tard, Rachel
m’enduisait délicatement mon œil noir d’une crème apaisante, y faisait
entrer un doigt et, par un va-et-vient, le décontractait, faisait entrer
deux doigts, puis trois. Ce qui me paru très jouissif. Finalement, quelques
minutes avant midi, Rachel sort, et je me place sur le bord du lit dans la
posture prévue, pliée en forme d’œuf, cuisses verticales, genoux écartés,
tête sur le lit, les mains écartant mes fesses.
Telle une mouche attirée par le miel, à l’heure annoncée, Siegfried se
laisse prendre au piège. En entendant la porte s’ouvrir, avec les mains, je
renforce l’écart de mes fesses, le mieux que je peux. À peine entré, les
bras chargés de victuailles, Siegfried appelle : Rachel ! Myriam ! Seul un
gémissement lui répond. Son regard se pose alors sur la femme
recroquevillée sur le lit. Il remarque, en parlant à haute voix, comme s’il
s’adressait à sa maîtresse : Oh ! Je vois ! Myriam est partie. Mais, en
tourmentant Rachel, elle a obtenu, pour ma plus grande satisfaction, ce que
je n’ai jamais pu obtenir de ma maitresse. Me voyant ainsi offerte, cul
levé, Siegfried croit que sa maîtresse, déboussolée par les violences
imposées par son épouse, et soumise, par crainte, à une quelconque
injonction de ma part, avait finalement cédé à l’un de ses fantasmes
d’amant « frustré de ne pouvoir enculer sa maîtresse ».
Siegfried se débarrasse très vite de ses paquets, remet le champagne et le
caviar au frais. Emporté par la perspective de réaliser enfin le fantasme
qui lui brûlait depuis longtemps le bas-ventre et que sa maîtresse lui
avait toujours refusé, il ne prend aucune précaution, se précipite vers le
lit, d’un geste brusque me tire vers lui par les cuisses et, sans prendre
le temps de se déshabiller – et encore moins de préparer mon cul – ouvrant
sa braguette, il enfonce brutalement son dard dans mon œil de derrière.
Intérieurement je remerciais Rachel de m’avoir préparée. En dépit de ça,
cette première sodomie fut pour moi excessivement douloureuse, mais en même
temps très jouissive. Je retombai, inerte, sur le lit.
Rachel se montra juste au moment où mon mari m’enlevait de la tête le sac
de cuir, ne comprenant pas ce qui se passait. Il lui fallut plusieurs
minutes pour comprendre le piège que nous lui avions tendu. Il mit plus
longtemps encore pour admettre que son épouse pouvait, aussi bien – et sur
certains points, tel que la sodomie, mieux que sa maîtresse – satisfaire
ses goûts vicieux. Mais ce ne fut qu’après la collation au caviar et au
champagne qu’il prit conscience de cette chose inouïe : j’avais certes
purgé mon ressentiment envers sa maîtresse (ça, c’était son premier but en
me la faisant rencontrer), mais qui plus est (et ça, ce n’était pas prévu)
sa maîtresse et son épouse s’étaient mises de connivence. (Il n’avait pas
encore compris que nous avions ébauché, elle et moi, une amitié lesbienne).
Devant l’air ahuri de son amant, Rachel, tout en dégustant sa tasse de
café, conclut : Je crois qu’il convient maintenant d’organiser notre ménage
à trois. Siegfried, tu peux constater que ton épouse, au lit, n’est pas
inférieure à moi. Mais ne te trompe pas, nous sommes trois désormais
: Myriam, toi et moi ; et nous sommes décidées, Myriam et moi, à construire
sans mensonge ni ressentiment, si ce n’est en toute transparence (car il
faut toujours laisser à chacun son petit jardin secret), des relations
égalitaires, comme celles qu’entretiennent les trois angles d’un triangle
équilatéral.
Le Sac de Cuir 3
|